Transcription

de paris le 4^e 8^bre 1754

vous étiès dans la verve d'un amandement mon cher saconay quand
vous m'avès écrit la dernière fois et j'ay peutètre eu tort de ne battre
pas le fer tandis qu'il étoit chaud mais j'ay pensé que vous étiès
en route, que votre voyage n'etoit proprement qu'une visite et que
selon votre itinèraire devant ètre bientost de retour chex vous, il
valloit mieux que j'attendisse ce temps la pour reprendre notre
commerce que de vous accoeuillir en route d'une philosophie morte
et déplacèe. je vous conte a présent de retour chex vous pour vos
vandanges et c'est le lieu ou je vous veux pour raisonner.

je n'ay jamais pensé mon cher amy que l'engourdissement dont vous
vous vous plaignès portat sur les devoirs escentiels de la vie; je vous
connois trop pour avoir jamais soupçonné cela et a cet égard
votre réputation est faite; mais ces actes ordinaires ces devoirs jour=
naliers quoyque pris séparement d'une petite importance font en
bloc la teinture de la vie privèe, et les retours en sont si multipliès
que d'eux dépend souvent le bien ou le mal de la vie; semblables a ces
chagrins domestiques ces incompatibilitès de détail dont aucune ne
pourroit étre citèe et qui reunies sont cepandant plus capables de
faire sortir un hèros de son assiette que ne le seroient les plus violents
assauts de la fortune. plus ces petites pointes que M^e de sévigné apele
des dragons, sont délièes, plus il est aisé de les émousser en dètail et
<1v> a mesure qu'elles se présentent ; c'est en cela qu'on a dit qu'il falloit qu'un
homme fut toujours debout; mais si l'on les laisse accumuler 1 mot biffure l'en=
gourdissement devient léthargie, l'on n'en sort que par une crise viole=
nte, et notre age se passe en 1 mot biffure secousses et en alternatives
de la vie a la mort; je vous parle lâ mon cher amy un langage bien
figuré, mais il vous sera aisé d'en sentir les raports et d'en raprocher
le style de la vérité; faites vous une loy de ne remettre rien au lendemain,
de ne penser au repos que quand il ny a plus d'affaires, d'avoir dans
un coin de votre bureau un agenda pour vous rapeler les différents
articles de votre besogne quand la mémoire voudroit aussy voyager,
car elle a ses moments et il m'est souvent arrivé d'etre chargé d'affaires
et de ne m'en rapeler aucune moy dont la mémoire est très active; tout
le régime que je vous prescris n'est qu'un acte de volonté décidèe et je
vous suis garand que vous vous en trouverès bien.

mon procès perdu n'est qu'un incident mais d'autant plus désagréable
qu'il me renvoye a d'autres procès; si je l'eusse gagné ma partie eut été
obligèe d'en demeurer lâ, au lieu qu'il me faut parcourir maintenant
au moins deux tribunaux; ce seroit un très bon effet de leur injustice
que celuy qu'a produit la partialité des votres dans le paÿs de vaux.
cela se peut dans un canton; mais dans un grand état ou la molesse
domine ou par conséquent les gens d'affaires font tout et ou les maitres
ne sont que des prètenoms, ce genre d'arrangement est presque impra=
ticable; je ne plaide jamais que quand je ne puis faire autrement, mais
qui a terre a guerre, et j'en ay tant; il est vray que mes agents mènent
la plupart sans quoy il y a longtemps que je serois abruti par cette
triste profession.

il y a longtemps que je n'ay vu M^r et M^e de langallerie, ils nous
<2r> envoyèrent demander hyer a diner et précisément nous dinames touts
dehors; ils sont fort aimables et le mary ne manque ny de sens ny de
connoissances, cependant je ne scay s'il mènera sa barque a bien.

adieu mon cher saconay offrès mes respects a Madame et contès sur
ma tendre et eternelle amitié.

A Monsieur
Monsieur de Sacconay au
chateau de Burcinel
près de Rolle en Suisse par Geneve
a Burcinel