Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 août 1754

de paris le 12e aoust 1754

vous ètiès dans un bon moment d'activité mon cher saconay
quand vous m'avès écrit votre lettre en datte du 26e juillet, et
moy j'ay èté détourné de vous faire une aussy prompte rèponce
que je l'aurois desiré, par les détails d'un procès très considérable
que j'ay s'il vous plait au conseil des dépèches; ce seroit pour
vous un détail bien curieux et un spectacle tres nouveau que
le coup doeil de l'intèrieur de nos tribunaux; mais la forme dès
tribunaux de cour vous affligeroit et ce n'est pas la peine, car je
vous trouve beaucoup trop porté a ce sentiment; quoyqu'il en soit
c'est un procès de près de dix mille livres de rente pour moy; j'ay
maintenant la quasi pleine certitude de le perdre puisque le min=
istre qui est mon raporteur n'a laissé ignorer ny a moy ny a mes
amis qu'il ètoit contre moy, et dans ces conseils les raporteurs apor=
tent les arrèts touts faits; je n'ay rien négligé de touts les
ressorts honnètes que je pouvois faire jouer, c'en est assès pour
l'acquit de ma conscience et de mes devoirs envers mes enfants, a
cela près je scauray fort bien me retrancher et tout rentre chex
moy dans l'ordre accoutumé.

mon premier soin a été de revenir a mes correspondances qui s'etoient
terriblement accumulées sur mon bureau et vous ètes des premiers
assurément a qui je dois cette explication d'un retardement quel=
quefois authorisé par votre exemple mais qui n'est point selon
mes moeurs. mon cher amy vous avouès une paresse de caprice
<1v> qui accumule souvent chex vous les occupations au moment du réveil
et né comme vous l'étes pour la réflexion je vous prie de me suivre
dans deux observations que je vais faire a ce sujet; 1° quoyqu'il
ne soit que trop commun que les hommes en avouant un dèfaut
se croyent dispensès de s'en corriger, cepandant vous avouerès conviendrès aisé=
ment que cette illusion de l'amour propre dègrade un ètre pensant.
2° a légard de celuy cy n'imaginés pas que ce soit un défaut particulier
a votre tempéremment; je gage qu'il ny a point d'homme si actif
ou studieux puisse t-il ètre qui n'ait souvent senty cette sorte de
dégout en se mettant a l'ouvrage, surtout dans les premiers temps
et qui n'en sente quelquefois des retours. jamais homme n'a je crois
plus écrit que moy, et je vous jure qu'il m'est arrivé très souvent
d'etre accablé de nonchalance et de rebut en ouvrant mon bureau.
mais la diffèrence de l'homme né seulement pour consommer les
fruits de la terre d'avec l'homme qui sent le prix de son ètre et qui
le fait valoir ne consiste qu'en la résistance aux penchants de la
machine; il en est qu'on ne combat que par des principes de vertu
et je me garderois bien de me méconnoitre assès pour m'ériger en
maitre dans ce genre, mais quand aux penchants de l'inertie et de
l'inexistance je me crois assès fort pour cela et je vous réponds mon
cher amy que quoyque vous soyiès parvenu a l'age ou l'on est moins
flexible, vous ètes aussy dans celuy ou l'on est plus ferme et que si
vous voulès bien vous forcer seulement six fois sur cet article, faire
tant bien que mal la besogne du jour (car je n'ignore pas que nous
sommes journaliers, surtout quand l'habitude est contractée) si
vous voulès dis je prendre cela de force sur vous, vous deviendrès
le maitre de vous mème a cet ègard et vous accoutumerès a ètre tou=
jours sur votre courant. cette habitude si utile mème dans la vie privée
devient indispensable si vous ètes jamais homme public; c'est
ètre au service de la société et un bon serviteur doit ètre toujours
alerte au premier mot, sans exception de personnes et de moments.
prenès donc sur cela une bonne résolution; bien commencer est
en ces sortes de choses plus de moitié besogne faite, et vous m'en
aurès un jour obligation.

<2r> si j'ètois transportable mon cher amy je vous irois bien chercher
jusques chex vous et ce n'est pas la distance qu'il y a de lion a
bursinel qui m'arrèteroit; peutètre cela viendra t-il un jour, mais
j'ay maintenant des entraves de toutes les espèces.

le Mis de gentil vient assès souvent chex moy et sa femme vit beau=
coup avec Me de M. je ne scais ce qu'il peut espèrer, mais j'ay peur
qu'il ny perde plus qu'il ny gagnera; d'érlac est un de ces hommes
qui font le métier parricide de corrompre la femme d'autruy,
metier qui passé l'age de trente ans devroit ètre selon moy puny
de peine capitale; la malheureuse habitude de ce genre de profession
y rend habile comme a toute autre chose; vous m'entendès
et devès s'il vous plait m'entendre absolument seul.

adieu mon très cher saconay, assurès Madame de mes respects
et contès que je vous seray toujours fraternellement attaché.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur de Sacconnay chèz
M Perrault au chateau de Burcinel
a Geneve 


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 12 août 1754, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/211/, version du 16.05.2017.
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