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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 17 juillet 1754
de paris le 17e juillet 1754
mon cher amy vous avès raison de dire quil y a un peu et
beaucoup de bile noire dans votre fait; il faut quelle le soit bien
puisque votre plus ancien et plus simpatique amy, celuy de touts
qui je l'ose dire est le plus digne de recevoir les ouvertures de votre
coeur, et le plus propre a conserver et vivifier l'amitié dans l'absence
se trouve englobé par intervalles dans la proscription que vous
faites de tout le genre humain et de vous mème. vous avès l'ame
si belle mon très cher saconay que si quelque chose vous noircit
ce ne peut ètre que l'humeur, et cette humeur n'est que maladie.
hors c'est sur cela que je vous désespérerois si nous étions ensemble
et que je m'apèrçusse que cette maladie n'est que dans l'esprit. je
vous reprendrois par les vrais principes et les consèquences justes
qui ont toujours eu tant de pouvoir sur votre esprit; il seroit
aisé de vous faire convenir que le moindre murmure est une
offense faite au créateur qui pouvoit vous faire naitre chèvre
ou vermisseau; le prophète dit que le reptile mème rend homage
au créateur par l'obeissance a l'instinct qu'il luy a donné, faut
il que nous n'ayions plus reçu que pour méconnoitre les dons. mais
sans aller si loin je vous prierois de mettre en bloc toutes les misères
humaines, inclinations perverses, fausseté de jugement, bassesse de coeur naissance
abjecte et dèsavouée, santé perdue dès le berçeau, privation
d'organes, de fortune &c sur mille enfants d'adam 990 au moins
<1v> sont affligès d'une ou de plusieurs de ces privations, ils rient
ils vivent et vivent heureux s'ils sont sages; plusieurs ne songent
pas a se plaindre de ce qui leur manque, et aucun de ce qu'il n'est
pas bourgeois de berne. ces principes et ce qui s'ensuit est sont plus
a votre portèe qu'a la mienne mon cher amy et mon dessein ne
sera jamais de vous sermoner que comme une portion de moy mème
de la théorie donc je passerois a la pratique et l'exemple de cette
pratique seroit moy; je suis un homme a certains égards très
vicieux, a touts autres très imparfait et je le serois encore
davantage si je l'ignorois; vous pouvès vous rapeler cette ardeur
et ce mécontentement qui me devoroit dans mes plus belles
annèes et qui vous faisoit me dire que sans le croire j'étois né
très ambitieux; je ne suis pas d'age a faire penser que les pas=
sions ayent diminué avec les forces qui n'ont fait au contraire
que croitre, je vis dans un paÿs de fats ou la plupart nestim=
ent que les illustrations modernes que le crédit a la cour, que
les profits enfin de l'esclavage et de la bassesse; je suis aussy
éloigné de tout cela que je le fus jamais, mais content du moins
de ne plus rien desirer de ce genre pars mème obtenu par les seuls
moyéns qui cadrent avec l'honnèteté, je jouis 1° de l'indèpendance
2° de celle de ma fortune qui n'est cepandant relative surtout
dans ce gouffre cy qu'a la nullité de mes desirs a cet ègard, de ma
santé; de ma gayeté, de la sagesse des uns, de la folie des autres
et surtout d'une sorte de reconoissance envers la divinité qui
n'est troublèe que par le sentiment de l'impossibilité presque
phisique que les mauvaises habitudes ont mise au succès du desir
<2r> que j'aurois de m'avancer dans cette cour la. mais dirès vous
l'inquietude et l'ambition sont elles éteintes, non mon cher amy
mais remplacèes par le desir de faire du bien, d'en penser et
d'en dire; de ces trois subdivisions la première est la plus aisèe
a pratiquer, j'en atteins quelque chose et tout de suitte il en
rejaillit tant de reconnoissance et d'indiscrètion que je vois
bien, que je ne seray recompensé qu'icy bas; en outre je fais mes
affaires, bonne mine a tout le monde autant que je puis et laisse
les esprits fourchus pour ce qu'ils sont. hors puisque my voila
parvenu a demy, que devroit ce ètre de vous mon cher amy vous
qui ètiès mon mentor; une bonne fois donc, voyès les choses telles
qu'elles sont, mais tel que vous soyiès contès que votre coeur vous
dit mieux que votre esprit le sentiment et lès soins que vous
me devès; ècrivès moy et aimès toujours Mirabeau
ma mère et ma femme vous remercient et vous font mille com=
pliments; j'offre mes respect a vos dames et surtout a votre
chère moitié; j'aurois bien si j'avois l'honneur detre connu delle
un bon gros procès a luy faire sur des choses fort étonantes qu'on
m'en a dit, mais ce n'est pas icy le lieu.
A Monsieur
Monsieur de Saconay
a Berne en Suisse