Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 avril 1753

de paris le 6e avril 1753

seroit ce a moy a vous affliger mon cher amy? est ce dans mon
coeur et mon esprit que vous devès craindre de trouver des préven=
tions contre vous; non mon cher saconay je vous ay parlé forte=
ment parceque je vous aime de mème, que vous m'avès paru enve=
lopé de touts les prèjugés qui peuvent détourner un bon coeur de
la vraye route du bonheur, luy déguiser les avantages qu'il tient
de la providence et par la le rendre ingrat, et que je scais que
votre ame est le sol le mieux disposé que je connoisse pour rece=
voir et faire fructifier toute raison et vertu, et que cette envelope
molle et féconde ne couvre point de noyau; hélas mon amy si je
vous découvrois mes propres foiblesses vous auriès bien votre
tour; mais nous ne disputons pas de supériorité, nous nous parlons
en vrais amis, présent rare du ciel, qu'il refuse a plusieurs et qui
doit étre moins nègligé que tout autre.

loin de chercher a vous condamner je vous excuse par bonnes raisons;
la plupart des gens, qui nègligent leur repos, leur patrimoine et la
culture de leur esprit et de leur ame, pour courir après ce qu'ils ne
possédent pas et qui dépend d'autruy, me paroissent dépeints dans
la fable du chien qui laisse le corps pour courir après l'ombre, mais
je vous ay trouvé dans un cas tout diffèrent; vous poursuivès un
objet capital non seulement pour votre aisance et considération
chose dont on trouve en soy le nècessaire et dont on peut négliger
lexcèdent; mais vous demandès votre bien, a nètre pas pour votre
prospèpostérité un point de décadence, a assurer les honneurs mérités
<1v> par feu Mr votre père, a étendre et illustrer sa mémoire; en conséquence
vos vues d'ambition m'ont paru honnètes et indispensables de tout
temps. vous les avès suivies avec ordre et ténacité, et ne vous en étes
écarté que dans votre mariage que j'ay ouy dire a touts vos compa=
triotes, n'avoir pas été fait dans le temps ou il eut été de politique
et par conséquent n'etre purement que d'inclination; mais il s'en
faut bien que je ne vous désaprouve en cela; cest le plus grand présent
de la bonté de dieu qu'une femme qui nous convient et qui nous doit
convenir et rien ne peut remplacer cela. a cela près vous ne vous
ètes écarté en rien de votre objet, et c'est une grande consolation
d'avoir fait ce qu'on a pu et de n'avoir rien a se reprocher; vous
ètes au moment d'ètre décidé sur votre sort, car qu'est ce qu'un an
d'attente, et je vous vois au port de quelque façon que tournent vos prè=
tentions; la fortune 3 caractères biffure dont vous jouissès est assurément mediocre
mais puisqu'elle vous a suffy pour vous soutenir avec honneur dans
une ville trop éloignèe de vos fonds pour que vous en puissiès tirer
aucun secours, si vous vous trouvès une fois libre d'y donner toute votre
attention et de passer un certain temps de suitte a la campagne, vous
retrouverès bientost l'aisance et le contentement a cet égard; je connois
votre esprit d'ordre et de détail et scais combien vous aves d'intelligence
dans l'agriculture; si cette sorte de talent eut jamais pu entrer dans
ma tète je n'aurois jamais quitté la campagne moy qui vis dans un
paÿs ou la vie philosophique est par la constitution et tournure des
moeurs interdite a tout homme qui a des fonds. cette vie etoit celle
de notre premier père dans son 3 caractères biffure état de gloire et de bonheur, qui
luy fut ensuitte préscrite dans son état de pénitence et en luy a toute
la postèrité; la bonté divine y a attaché des douceurs infinies, et
surtout celles qui sont inséparables d'une vie innocente. si jamais
vous en ètes la, après les 1eres secousses qui vous y conduiront qui
seront rudes vu votre grande sensibilité pour toutes choses, je suis
sûr que vous benirès cent fois le sort qui vous y a conduit. quand au
party de l'expatriation, je suis sûr que vous en serès désabusé et dieu
<2r> veuille que ce ne soit pas par l'expérience qui vous jetteroit dans
des frais inutiles; quoyque vivant dans un petit cercle vous y voyès
les hommes comme ailleurs au moins, mais ce que vous ne voyès pas
c'est la misère génerale, la cupidité, la mauvaise foy, et le nombre
infiny de gens qui cherchent fortune sans la trouver; je ne vous vois
a cet égard qu'un coin voisin et qu'il ne faudroit pas négliger
c'est le cte de saconay. quand au motif de chagrin que vous m'al=
léguiès et auquel vous ètes étonné que je n'aye pas répondu, qui est
celuy d'associer une femme a son malheur; cette femme vous a été
donnée pour partager vos peines et non pour les accroitre, si vous
ètes honnète homme qu'elle jette les yeux autour delle et fussiès
vous ruiné elle se trouvera trop heureuse; mais vous ètes bien loin
de cela, la paix et l'ordre domestique est tout le bonheur d'une femme
s'il luy faut autre chose vous ètes a plaindre 1 mot biffure non par ce qui
vous manque mais par ce que vous avès. adieu mon cher amy
contès que je vous tends la main, mais qu'il s'en faut bien que je
ne vous fasse votre procès, je vous aime et vous estime ègalement

adieu

mes respects a Madame


Enveloppe

Monsieur
Monsieur de saconay
a berne en suisse


Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 06 avril 1753, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/203/, version du 16.05.2017.
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