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Lettre à Frédéric de Sacconay, Paris, 08 mars 1753
de paris le 8e mars 1753
vous ne m'aprenès rien de nouveau mon cher amy dans votre lettre
du 28e du mois passé. elle explique vos sentiments et votre position,
maiset sur l'un et l'autre point je vous retrouve ou je vous avois
laissé; toujours doux sage a l'extérieur, ardent, vif et permanent
dans vos desirs, votre famille ne pouvoit vous desirer autrement
fait a touts égards et surtout pour perpétuer un avantage que
la vertu de Mr votre père et d'heureuses circonstances luy avoient
fait acquèrir. je fus étonné il y a douze ans de l'ardeur avec laquelle
je vous voyois vous attacher a votre objet et je tremblay de ne vous
voir aucune ressource contre un caprice de la fortune; cepandant
notre age et ma façon de penser d'alors me montroient ce genre d'in=
convénient soux un tout autre point de vue que celuy qui s'offre
aujourd'huy a moy et que je crois le vèritable. reprenons sur cela
vos motifs mon cher amy et n'imaginès pas que quand je philosophe
j'oublie la supériorité que vous avès toujours eue sur moy en ce
genre; encore moins faut il me prendre pour un oiseau de mauvais
augure; je souhaite assurément plus que personne au monde que
ma lettre ne vous soit jamais utile a rien, mais en cas de malheur
consérvès la et y retrouvès les secours de l'amitié et de la vérité.
je ne regarde assurèment pas comme un petit objet detre considèré
et admis dans le gouvernement de sa patrie quoyque peu ètendue
je crois au contraire que la considération perd de son prix auprès d'un
homme sage quand elle n'est que d'optique comme elle l'est dans
un grand état, et je préfereray toujours l'homme considéré dans sa
<1v> dans sa patrie, dans sa ville, dans sa famille, a la réputation éta=
blie dans l'europe, dans un grand royaume, dans une ville immense
les hommes en foule sont la dupe des vendeurs de mitridate, seuls, ils
sont presque touts bons juges, ou par instinct ou par sentiment ou
par raison. mais en mème temps que leur conscience les force a recon=
noitre et peutètre publier le mèrite, l'envie, l'intérést et l'amour propre
les engagent a le reculer. lisès mon cher amy lisès les annales de
l'humanité tant en payspetit qu'en grand, vous verrès partout et en touts
les temps la vertu trahie attaquèe persècutèe, non pas que touts les
hommes vertueux ayent vécu dans le trouble, mais cest que lhistoire
ne conserve la mémoire que des hommes en place, et partout la vertu
en évidence a choqué le vice cest a dire le grand nombre, et été en
butte aux efforts des ligues si nécèssaires aux 1 mot biffure fripons pour se soutenir.
de la s'ensuit naturellement que votre ambition noble et simple est
l'éguillon de votre mauvaise étoile qui vous pousse; vous ne le croyès
pas aujourd'huy; que pourra t'on contre moy dites vous, dans le 200
dans un balliage &c? rien que vous obliger a encore plus dégards et de
soins que quand vous étiès postulant, car le propre de toute chaine est
de s'apesantir et se resserrer par son propre poids a mesure qu'elle fait
plus de tours, vous forcer a plus de politique avec les injustes acrédi=
tès, a moins de liberté de pensèes, de paroles, d'actions et d'omissions
a plus d'affaires, plus de contes a rendre &c. on est malheureux 3-4 caractères biffure
inconnu et par consèquent mèprisé quand on èchoue; prenés garde
que vous remplissant des idées du petit cercle dont vous faites votre
tout, vous ne vous trompiès sur le premier point comme sur les deux
autres; car je suis certain qu'on n'est nulle part assès dèraisonable
pour mèpriser de calcul fait ce qu'on ne connoit pas, et quand aux
mèpris de cercle et de fatuité (sil en est en suisse comme a paris)
un homme sage s'y commet peu a un certain age et s'en moque quand
il les rencontre; quand a l'état malheureux il me semble que vos
très joviaux oncles rioient tres fort quoyque inconnus a berne
mais on se remplit de son idèe, on ne voit rien au dela, et l'on ne songe
<2r> pas que cicéron revenant de la questure de sicile ou il avoit fait des mer=
veilles ettrouvant un de ses amis sur le chemin; celuy cy venant a luy
comme il alloit luy demander ce qu'on disoit a rome de sa conduitte
s'écria et ou diantre t'est tu caché si longtemps cicéron il y a un siècle
qu'on ne t'a vu. mais un point qui me scandalise véritablement mon
cher amy c'est ce que vous me dites du dérangement. principe sûr, tout
homme qui dans lespérance d'une fortune acquise dérange celle que le
ciel luy avoit donnée est indigne de laisance qu'il tient de la providence
qui luy sera un jour reprochèe, et ne jouira jamais de ce qu'il acquerra
parceque les desirs sont comme leau qui ne cesse jamais de couler, et
s'accroissent par l'habitude de desirer et par les succès qui devroient
les èteindre. les fortunes sont immenses dans les monarchies les moyens
communs et les talents rares, mais je ne dis pas un homme sage mais
ce qu'on apele un honnète homme y doit penser comme ailleurs que
tout accroissement qui n'est pas acquis sur notre propre fonds l'est
sur celuy d'autruy, regarde son patrimoine comme le premier objet
de ses soins, et se rapele que les rois mème un peu habiles ont sou=
vent dit quand vous gouvernerès bien vos affaires je vous confieray
les miennes. pour revenir a vous, je vous ay vu une fortune agrèable
en un temps ou vous aviès plusieurs soeurs a votre charge et ou vous
ne scaviès pas si vous auriès dix enfants si vous vous en plaignès
mon cher amy cest de l'homme qu'il faut se plaindre seulement. je
vois que le luxe gagne votre patrie et que les moeurs y sont aussy
corrompues qu'elle peuvent l'étre, je la plains; cest la peste de touts
les états, mais ceux qui sont fondés sur la guerre, la politique, le
commerce &c se soutiennent quelque temps avec ce vers rongeur, mais
cest l'argent vif d'une république fondèe sur la simplicité et touts ses
attributs; a cet égard si vous suivès le torrent je vous souhaiterois
en france. quand a l'expatriation, songès encore un coup que quand
on aproche de quarante ans la fortune s'envole, il faut que la sagesse
ou le discrédit prennent la place; mais combien de ressources cette
première vous fera t'elle trouver dans votre position, une ame pure
une bonne santé, une famille aimable, une campagne riante, touts
les talents pour l'ordre et l'agriculture, une grande liberté dans les
sujets, et que seroit ce si vous viviès dans un pays ou il n'est libre
<2v> d'etre philosophe nulle part sans que la tirannie des plus vils préposès
netrouble en cent façons votre repos, ou l'anarchie et le silence des
loix oblige tout le monde a trouver des protecteurs, ou la plus
extrème misère ne laisse qu'un vuide affreux entre les derniers mal=
heurs dont le rècit seroit incroyable et l'opulence la plus criante la
plus subite, la plus insolente, la plus déplacèe, et la plus corrompue
ou rien n'est fixe ou rien n'est sûr, que feroit saconay disgratié avec
ses amis du jour, son visage avantagé de la facilité publique d'y apli=
quer son nom, les services de ses pères, la singularité de prouver plusieurs
quartiers de probité, que feroit ce sot honnète homme parmy nous.
je scay pourtant un homme dans cette position et qui n'a pas son mérite
qui demandé par la plus saine partie de ses compatriotes pour venir
occuper la première place municipale de sa province, remercie tout
a plat et sans retour, parcequ'avant d'etre acteur il a pensé a la
malignité des spectateurs, et qu'il scait que presque partout la place
d'honneur est la vie privèe. faites mon cher amy quelques réflexions
profondes et telles que vous les scavès faire sur cette hative ébauche
de mes pensèes tracée en un paÿs ou l'on n'a le temps de raisonner
ny d'écrire prenès garde que si comme le paon vous vous plaignès
a junon de vos pieds elle ne vous ote votre plumage, pardonnès a
mes libertès et songès que le motif en est l'estime et l'amitié que je vous
ay vouèes pour jamais.