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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 19 octobre 1751
du bignon ce 19e 8bre 1751
je mesle mes larmes aux votres mon cher amy, cest tout le service
qu'une extrème affliction puisse attendre de l'amitié; j'ay èprouvé
la douleur que vous ressentès, non pas sans doute dans le mème degre
parceque mon fils étoit plus jeune et que j'ètois prèparé par une
longue maladie, mais il y a si loin de la vie a la mort dans notre
imagination que celle cy est toujours imprèvue. dieu èprouve votre
coeur mon cher amy et il vous trouve soumis et prèt a revenir a luy
a l'instant de sa visite, il ne vous refusera pas les vrayes consolations
dont il est la source, et le sentiment qui vous les fait chercher en
luy en est dèja un commencement; je vous ay toujours vu un
grand Respect pour l'ètre suprème, mais permèttès a mon amitié
de sonder les replis de votre coeur, la divinité de jèsus christ est
infiniment mieux dèmontrèe par le principe et par les effets, plus
consolante et s'il est possible plus nècèssaire a croire depuis l'accom=
plissement de la rèvèlation que l'existence du dieu crèateur et de
sa providence; j'ay vu dans un temps dont de ma part je ne me
souviens pas sans rougir de ma prèsomptueuse stupidité que la
lecture de leibnitz &c vous avoit porté en un sistème de deisme
qui vous ègareroit infiniment et sans ressource; la pureté de coeur
que vous avès toujours conservèe est une disposition que dieu laisse
difficilementrarement dans l'aveuglement et jespère que déja vous ètes revenu
<1v> a la croyance de la rèvèlation, hélas vous scavès que j'avois bien
plus de chemin a faire et je lay fait tout entier par la seule
étude et les lumières de l'esprit sans en valoir mieux par les
moeurs et la conduitte. vous ne m'avès jamais connu visionnaire
j'ay passé ma vie depuis vous dans l'étude, j'ay tout lu et tout
connu de ce qui est contraire a notre croyance et je vous jure
mon cher amy que quoyque pècheur actuel et corrompu par
habitude et foiblesse, si dieu me faisoit la grace d'agir comme
je pense je mettrois tout a l'heure ma main au feu de la divinité
de jèsus christ, je ne puis trop vous exhorter de mettre votre confiance
en luy, dieu grand et terrible parle aux hommes au travers les feux
et le tonnerre, submerge les endurcis, engloutit les incredules, mais
dieu médiateur dit venès a moy vous qui soufrès ne condamne
que l'orgueil et l'hypocrisie, et ne reprendra la qualité de dieu van=
geur (si ce n'est sur les juifs) qu'au jugement dernier. a ce sujet
mon cher amy je vous prie de faire venir un livre dont voicy le
titre en entier preuves de la religion de jesus christ contre les spinosistes
et les deistes par M. l. f. il se vend a paris chex hèrissant et je
conte que les libraires de genève l'auront dèja; cest ce qu'on a fait
de meilleur en ce genre; il n'est pas permis a un honnète homme qui
a du loisir de nègliger son instruction sur un article si intéressant;
songès que dieu vous reprochera un jour l'avis que je vous donne
mon cher amy si vous le négligès.
pardon mon cher de la longue diversion que je viens de faire a notre
douleur, mais le sentiment du mal m'a conduit au remède; il en est
d'autres dans la morale qui ne seront d'usage qu'a la longue; telles
sont les pensèes, que touts les hommes sont sujets a la mème èpreuve
et la subissent, car chacun trouve son enfant beau et bon; que la
perte vous eut été encore plus sensible s'il fut mort dans un age plus avancé
<2r> que vous ètes d'age a en avoir d'autres, qu'abraham (ce qui fait
frèmir) immoloit le sien de sa propre main par obeissance, que dieu
enfin (si je ne mets icy enfait ce qui est question dans votre esprit)
a sacrifié 1 mot biffure son fils bien aimé, ce sont les termes, et cest le
titre qu'il luy donna lors de son baptème, qu'il faut (icy bas) tout
perdre ou tout quitter; ces reflexions, beaucoup d'occupation et un peu
de dissipation prise par mesure fondront peu a peu le plomb dont
votre coeur est apesanty; quelques autres précautions innocentes
comme de donner aux pauvres ses vètements pour ne les plus voir
de faire changer la tournure de sa chambre, d'éloigner jusques au
baton qu'il vous prèsentoit quand vous ailliés vous promener ensemble
car mon cher amy c'est un autre excès que de conter trop sur sa
propre fermeté, l'orgueil sy glisse et ces efforts contre nature dètrui=
sent le tempèremment; si vous n'étiès incapable d'une correspond=
ance suivie je vous dirois de mècrire souvent et je vous serois peutètre
de quelque consolation.
j'aurois un compliment a faire a toute votre famille sur ce triste
évènement, mais le mieux est de n'en pas trop parler, mon amitié n'est
pas de celles qui cherchent a se faire de fète, et je vous assure touts a
la fois que personne ne partagera jamais plus vos maux et vos biens que moy
a lègard de Melle lolotte, je suis fort aise que les autres eaux de
selz ayent commencé sa guèrison; j'aurois un autre règime a luy
prescrire qui surement achéveroit de fondre toutes ses obstructions
mais il demande une longue explication et cecy n'est dèja que trop
long; je ne serois pas faché dailleurs de vous laisser un motif de
me recrire encore; adieu mon cher amy, ma mère et ma femme me
chargent de vous assurer de la part qu'elles prennent a votre affliction
adieu, je vous embrasse de tout mon coeur Mirabeau
Monsieur
Monsieur perreault a genève
pour faire tenir a Mr de saconay
A genève