Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Rheingönheim, 28 septembre 1735

du camp de rhengenem ce 28e 7bre 1735

mon cœur est si plein mon cher qu’il faut absolument
qu’il débonde et a peine t’ay je quitté que je técris
tu le croirois si tu veux mais l’amitié m’a presque
causé autant de trouble aujourd’huy, que lamour
m’en ait jamais fait sentir dabord

dabord en te quittant je suis tombé dans ce calme
trompeur qui m’a souvent endormi dans les premiers
moments de l’absence, jay songe ensuitte a toy et
a tout ce qui te regarde avec tant de transport que
l’envie d’etre plus aupres de toy m’a presque fait préferer
le sejour de nancy besançon a celuy de nancy ou l’amour
m’apelle dans ces mouvements je suis arrivé au camp,
l’on ma souvent fait la guerre au régiment sur le
grand amour que je témoignois pour la suisse a mon
retour de ce paÿs la, cependant l’on a éte etonné de la
joie qui paroissoit sur mon visage cette espece de joye
est plus aisée a sentir qu’a définir tout ce que jen puis
dire cest quelle cest un sentiment si outré qu’il ne fait
pas de plaisir

jay reçu en arrivant une lettre dun homme qui me donnat
<1v> des nouvelles de manon et dont je n’entretiens le pietre
commerce que pour cela, et 4 mots biffure jetois si hors
de moy que je nay pas eu la force de l’ouvrir, je
cherchois avec empressement ceux qui m’ont vu avec
toy afin den pouvoir parler, enfin lorsque toutes ces
ressources m’ont manqué je suis tombé dans un de mes
accés de bile noire plus gr fort qu’a l’ordinaire, un
vomissement m’a soulagé et enfin dusse tu me trouver
ridicule jay ete obligé de commencer une conversation
avec toy, ma plume suit mon idée, grands dieux si
quand Me de scudéri s’etudioit a faire de grandes
dissertations sur l’amitié elle eut pu sentir un moment
ce qui se passe ches moy elle en auroit bien dit davantage
mais... cette phrase me fait rire et me guerit entierement
en ce que je fais reflexion qu’elle ressemble fort a celle
dun poulet... j’espere te revoir au plutost en attendant
aimons nous mon cher comme pilade et oreste, comme
pélopidas et épaminondas qui s’unirent si etroitement
que rien ne fut capable de les desunir, quoyque nous ne
soyons pas nés dans le même jour le meme climat et
la meme ville comme polistrate et hipoclides qui vinrent
au monde dans la meme maison et a la méme heure
qui demeurerent toujours ensemble qui tomberent
<2r> malade en meme temps, aimons nous comme thésee
et pinthous comme damon et pithias les premiers
contracterent a la guerre et les segonds au college.
cette amitié qui les a rendu si recommandables a la
postérité, je ne scay ou mon imagination echaufee*
*ne me feroit pas trouver des exemples
si je ne commençois a reflechir que je ne fais pas
une épitre dedicatoire, adieu mon cher bonsoir jespere
de te revoir bientost

mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Rheingönheim, 28 septembre 1735, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/184/, version du 26.04.2013.
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