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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 02 décembre 1749
du bignon ce 2e xbre 1749
j'ay apris avec autant de chagrin que de surprise mon cher
saconay touts les inconvènients qui vous ont affligé cet èté
on a de la sorte des annèes climatèriques, il faut, et vous le sca=
vès mieux que moy, faire force de voiles et de soins en pareil cas
et du reste se rèsigner aux volontès de la providence. jay èprouve
de ces sortes de contagions gènèrales depuis que je suis icy par=
ce que outre que le peuple est assès communèment malade lèté
et surtout en france, mes colonies de limousins entretenus icy
a cause de mes prèz et sorte de peuple le plus sujets de touts
a jetter cette espèce de gourme qu'on apele mal du paÿs, aug=
mentoient le nombre, cela gagnoit mes gens, au moyen de quoy
il mest arrivé de mèdicamenter moy mème jusques a douze
malades de suitte: il est vray que dieu m'a toujours prèservè de
maladie au milieu de tout cela et cela fait une grande diffèrence
mais enfin vous voila guèry mon cher amy, et vous en serès uni=
quement pour votre recolte et pour votre hyver a la campagne
cest beaucoup encore mais ce ne sont pas la des maux jen suis
sûr capables dèpuiser votre constance; votre femme toute ai
<1v> aimable et toute aimèe vous reste, votre famille, votre
maison, vos champs, un bon coeur et un bon esprit avec cela
vous avès sujet de remercier dieu encore cent fois plus que de
vous plaindre. hélas mon cher amy si nous nous rejoignions ce que je
desirerois plus ardemment que vous, vous seriès peutètre pé=
nètré de reconnoissance envers la providence en comparant
votre sort a celuy d'autres gens dont je pourrois vous faire voir
a dècouvert les chagrins et les douleurs. ne croyès pas cepandant
que je sois insensible a vos peines au contraire mon cher saconay
personne ne scait mieux que moy que vous ne vous en faites
pas de fausses, que vous ne vous plaignès pas pour des bagatelles
personne aussy nest plus engagé par inclination et par devoir
a partager vos chagrins, mais je crois que cest vous prèsenter
les remèdes qui vous sont propres que de vous parler le langage
de la constance et de la raison.
il me semble qu'il est digne d'un gouvernement doux et humain
de rendre conte aux hommes de ses dèmarches et actions, cest leur
marquer qu'on les compte pour quelque chose et qu'on respecte
le raport naturel du souverain aux sujets; remarqués les gazettes
vous y verrès les proportions du despotisme par celles du néant
des articles, il est des ètats puissants et sujets a des variations
continuelles et dont le gazette et les papiers publics ne racontent
<2r> que les voyages de leurs princes; parmy les despotiques ceux qui
font le plus servir leur authorité a son but naturel je veux dire
l'utilité des sujets, soit par vanité, par vertu ou par ambition
sont aussy ceux qui prennent le plus de témoins. je dis donc quil
est convenable et digne d'une rèpublique juste de rendre compte
de ses actions qui ont quelque cèlèbrité et de leurs motifs; une
trop grande attention aux invectives de ses detracteurs seroit
trop de dèlicatesse, et le soin d'y rèpondre pourroit devenir une
foiblesse, mais enfin je priseray toujours un état qui aura
l'aprobation des hommes a coeur et assès d'amour pour la
justice pour craindre quelle ne luy soit pas rendue; cest ce que
ne font pas les faux politiques, fleaux de l'humatnité, qui ont
fait de leur distionnaire impie, maximes dètat, politique, prud=
ence, 3 caractères tache art de regner, raison dètat, secrets, nécessité, consèquences
&c un code d'iniquité tendant a tout soumettre au calcul et a
l'intèrest, et a faire le malheur des sujets, le deshonneur des princes
et la chute des états.
vous me demandès mon avis sur lesprit des loix comme si ce
n'ètoit rien; j'ay depuis longtemps l'habitude d'analiser par ècrit
les livres que je lis, et cest icy celuy de touts qui mèrite le plus de
discussion; il me sera donc très difficile de faire de mes idèes sur ce
livre dèja viellies un prècis propre a etre mis icy. en gènèral ce
livre fronde et dènote si clairement le mal qui nous ronge qu'il a fort
reussy auprès de la plus saine partie des lecteurs, on y voit l'homme
droit, pleins de bons principes de droit public, qui sest instruit et
a dirigé ses connoissances vers un objet louable, lhomme de génie
enfin et lécrivain homme desprit; plus de dèfauts aussy que je n'au=
rois cru my ont frapé; en gènèral cet ouvrage sent l'homme qui
a des idèes, mais qui n'a pas la mème force pour les lier et les
<2v> unir a de saines consèquences ce qui marque l'homme lèger;
malgré son ènorme dècoupure il est louche dans ses liaisons et
nous mène en homme qui ne scait pas bien le chemin; incertain
dans ses conséquences il nous en fait entrevoir de fausses et mème
dangereuses, telle sont ces dèfinitions phisiques et par la mème déplacèes
qui tendent a nous faire envisager les vices comme des nècessitès de
climat, il oublie alors que cette mème rome ou la mollesse rèside
avec ses plus frivoles attributs a eté la patrie des vertus les plus
fèroces et les moins meslèes, l'habitant du midy se croira nècessité
a l'incontinence par une force phisique, tandis que nous lisons dans
toutes les relations lque les groenlandois sont de touts les hommes
les plus livrès a la luxure; quand ces sortes d'inductions ne porteroient
pas a faux, quand ce seroient des vèritès il faudroit les laisser
ignorer aux hommes. en gènèral le ton de cet ouvrage marque aussy
une sorte de dèdain pallié pour la religion qui est le propre des
esprits louches ou qui ne sont point encore dans leur force et qui par
la fait tort a un magistrat dailleurs respectable. si nous examinons
après, la contexture particulière du livre, il me paroit manquer
en un point important; il donne trois divisions de gouvernements
ou je n'en trouve que deux, la république, monarchie, despotisme
ce dernier n'est selon moy qu'un abus du second et comme tel ne
scauroit faire article a part, on me rèpond a cela que voulant parler
et n'osant, il luy a falu transporter en perse et en turquie la 1 mot reliure
trop frapante sans cela, et faire de son objet principal un accessoire
par ce dèguisement. voila mon cher amy mes principales objections
contre ce livre dailleurs très estimable ou l'on trouve cent traits
plus frapants les uns que les autres et qui seroit la table d'une infi=
nitè de volumes; son traité dailleurs des loix fèodales quoyque
absolument hors doeuvre est un morceau excellent et unique en ce
genre intèressant; en tout ce livre doit ètre mis au rang des meilleurs
mais je luy prèfère de beaucoup les réflexions sur la décadence de
l'empire.
je recevray le fils de Mr de bressonnas s'il me fait l'honneur de me venir
voir comme le fils de votre amy, je seray a paris dans peu de jours
et jhabite rue d'enfer, Mrs ses parents sont ils bernois? adieu mon
cher amy, agis, chasse la mèlancholie, fais des fumiers, et donne des
emplatres aux pauvres gens, cest ainsy que je passe a la campagne
des jours qui me font regretter dètre obligé d'aller a paris. adieu
mes respects a vos dames.