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« Sur les qualités les plus propres à nous procurer la supériorité, par J. Polier de Corcelles », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [23 juillet 1780], p. 229-238
Question
Traitée par Monsieur Polier de Corcelles.
«Quelles sont les qualités? qui procurent le plus Certainement
à celui qui les possede la Supériorité?»
La force établit la Superiorité!
Il seroit assés inutile de définir ce qu’on entend par la supériorité.
L’on ne sauroit en exprimer differemment l’idée, que par des
périphrases moins intelligibles que le mot, ou par des Synonimes qui
<230> qui ne le vaudroit pas; La Force établit la Superiorité!
Je pars de ce principe dont je ne Crains point que la
position me soit contestée, pour examiner Conformément
à l’etat de notre question; Si la force toute seule doit
obtenir et Conserver cette supériorité proprement ditte?
Et s’il n’est point d’autres qualités, qui puissent la procurer
Certainement?
Afin de mettre de l’ordre dans cet Examen, je vai essayer
de remonter à l’origine des Choses.
Dans le premier Etat de Nature; chés les sauvages isolés,
et non encore Civilisés; parmi les animaux à l’instar des=
quels, ces sauvages Originaires, s’il en existe encore, sont
Suposés vivre; La force du Corps donne sans doute
Necessairement une supériorité reelle.
Pourvoir sans retenue à tous ses besoins, s’emparer à
main levée de tout ce qui peut contribuer à leur satisfaction,
dompter tout ce qui peut y nuire, ou seulement la retarder,
se soumettre des objets dont on se trouve environné, et les
subordonner tous à sa propre utilité: Tels sont les premiers
actes de superiorité; Ils sont Eux mêmes les résultats de la
Force.
L’agilité, l’adresse, peuvent, il est vrai, parvenir au même but.
Mais la première n’est qu’un des attributs de la force du Corps:
La seconde en devient le suplément; C’est à la force seule que la
Superiorité se trouve adjugée, même lorsques à son defaut on
employe pour la remplacer les voyes auxiliaires de l’adresse,
de la ruse et autres pareilles. C’est, dis-je, toujours pour équivaloir
à la puissance de la force qu’on fait usage de ces dernières;
Et les Effets en provenants doivent être uniquement considerés
& jouïs, Comme une suite des Opérations de la force ou des
Instrumens subsidiaires qui la suppléent.
Je Crois donc pouvoir avancer, que la force du Corps est la
véritable Cause Originaire de la supériorité d’un homme sur ses
<231> ses semblables; j’oserais presque ajouter, celle de l’homme sur
les autres Etres attachés à la même glebe que lui, si l’on n’alloit
pas m’objecter relativement à la dernière partie de cette
proposition, que d’après mon propre systeme qui pour
le présent attribuë à la seule force du Corps cette supériorité,
l’homme par une Conséquence naturelle, se trouveroit, au
Contraire de ce que je dis, un Etre inférieur au Lion: Et
l’on Crieroit sans doute à la Méprise, peut être à l’hérésie,
si, pour me tirer d’affaire, je m’avisois de Convenir
effectivement de la supériorité du dernier; et de Citer tout
de bon à ce sujet, le paralelle ingenieux et allégorique du
Marseillois & du Lion, que nous trouvons si heureusement
vérsifié dans l’une des agréables pièces fugitives de
Mr de Voltaire. Mais je viens d’ailleurs de répondre à
cette objection, en établissant qu’au defaut de la force
réelle, on y suplée par la force factice, ou l’adresse qui la
représente, la double et l’equivaut: C’est le procédé de
l’homme, vis-à-vis de tant d’animaux redoutables qu’il a
cependant le pouvoir de vaincre ou de dompter.
Telle fut de tout tems et sans éxagération, l’influence
de la force du Corps, que C’est à elle seule qu’il faut attribuer
cette supériorité prétenduë et generalement admise des
hommes sur les femmes.
Ces dernières l’emportent incontestablement sur eux, par
tout ce qu’elles tiennent de la bienfaisante nature, en graces, et
en agrémens; Elles ont en leur faveur le Charme de la figure,
l’Elégance des formes, l’arondissement des Contours, la
subtilité des Organes, la délicatesse des sens, la finesse du tact,
la douceur du procedé: Elles sont douées singulièrement d’une
exquise sensibilité, dont l’effusion delicieuse devient un Déluge
de voluptés ravissantes, pour l’objet quelle penètre, Comme
pour celui qui la produit. Ressort merveilleux! Donné heureusemt
<232> heureusement en partage à cette aimable portion de l’humanité,
qu’il ment au Moral & au phisique, et chés laquelle recherché
convenablement et mis en jeu à propos, il opere l’union
inapréciable de la tendresse à la vivacité, des extases de
l’impression touchante aux élans de l’expression ardente.
Ce sont autant de manières d’Etre distinctives, qu’on ne peut
refuser aux femmes, et qui leur assurent avec le don heureux
de plaire, la prérogative utile, de se voir recherchées, sans qu’elles
ayent besoin de faire les avances .
Je parle toujours dans l’etat de Nature, Car celui de societé vient
encore faire valoir chés Elles préférablement aux hommes du
moins, dans nos Climats, une foule d’autres avantages, qui
devraient rendre la ballance à peu près égale; Mais enfin
tout cela n’est point la force du Corps: Et cette qualité seule à
fixée pour toujours la supériorité du sexe le plus fort,
sur le plus séduisant, mais le plus faible, quelque enchanteur
que ce dernier nous paroisse.
<233> En abandonnant la perspective éloignée de cette situation
primordiale du genre humain, dont chaque individu faisoit à part
soi, pris séparement un tout Circulaire, duquel il se trouvoit en
même tems le Centre & la Circonférence: Nous voyons lui succeder
par dégrès l’etablissement de l’etat social, plus ou moins étendu,
plus ou moins subdivisé.
Et dans les Commencemens de ces Combinaisons sociales, C’etoit
encore la force du Corps, qui décidoit de la superiorité.
Les differentes hordes reconnoissoient de préférence pour leur
chef, celui que sa force mettoit en etat de les faire marcher
le plus victorieusement à la Chasse, à la guerre, & de les defendre
le plus surement Contre les aggressions de leurs ennemis & des
betes sauvages.
La Force a fait les premiers Chefs, les premiers Conducteurs,
Duces Ducis, Generaux, comme on voudra les apeler; C’est elle
qui produisit sécutivement Cette foule de petits seigneurs Tirans
dont chacun Commandoit respectivement à Chacun des petites
Tribus dispersées sur la surface de notre globe, avec une
autorité proportionnée à son plus ou moins de force: Bientôt
elle Crea les Rois, les Empéreurs; L’autorité fut attribuée dès
son origine à la force; la force fut le principe du pouvoir: Et
je ne Crains pas d’affirmer qu’il n’est aucune puissance qui
ne soit fondée sur Celle de la force. Dans tous les tems, dans tous
les lieux, le droit du plus fort fut, est, sera, de tous les droits le plus
authentique, le plus respecté.
Les hommes, bornés d’abord, tant à la raison de leur existence
isolée, primitive, qu’ensuite de la nécessité d’assurer leurs premiers
pas dans la Carrière sociale, bornés, dis-je dans l’un & l’autre
Commencent aux seuls besoins phisiques, dont la force seule
du Corps leur guarantissoit alors la satisfaction, se créérent
bientôt de nouveaux besoins, & d’un genre different relatif aux
facultés intellectuelles, que leur constitution en société vint
successivement à développer chés Eux. Il
<234> Il fallut, afin de pourvoir à ceux ci, joindre à la force du
Corps, l’energie de l’ame. L’une & l’autre force etoient trouvées
volontiers réunies chés le même sujet, en particulier dans ces
premiers âges, où la nature non encore dégradée par les
altérations des hommes & des tems, conservoit avec vigueur
toute son influence. Et même de nos jours, il est rare qu’un
Corps fortement organisé pour le Phisique, ne soit pas
animé par un moral nerveux, si je puis hazarder cette
expression.
Je Comprends donc icy dans la même classe, & sous la même
dénomination de la force en general, cette première qualité
tant intellecutelle que Corporelle, d’où nait la supériorité,
portant également sur l’ame & sur le Corps: Cette double
force, n’est en autres termes que le pouvoir de faire le bien.
Mais à mesure que la Societé s’etendit; & se subdivisa,
les Intérets des differens individus réunis sous la même
bannière, aussi bien que ceux des différentes portions de cette societé
universelle, faisant elles mêmes autant de societés distinctes, et
cependant étant toutes Comme branches particulières au
tronc originaire de la societé en general dont elles partent
et auquel elles retournent: Ces divers Interets, dis-je, devinrent
de plus en plus Compliqués. Le pouvoir de faire le bien,
autrement nommé la force, ne fut plus suffisant pour
Conserver la supériorité qu’il venoit d’aquérir, il fallut
y joindre la sagacité nécessaire pour le découvrir dans
tous ses points de vuë Combinés, detaillés; On dût lui associer
le talent effectif de savoir faire ce bien, tant general que
particulier, sans nuire au raport Compliqué de tous ces
differens intérets réünis & separés.
C’est en quoi consiste la prudence, ou plutot la vraye
sagesse, deuxième qualité bien essentielle; sans laquelle ne
peut subsister la supériorité.
<235> En effet, les inférieurs mécontents uniront bientot leurs forces
respectives, pour prévaloir sur celle à laquelle ils s’etoient
d’abord empressés d’acorder une première supériorité;
si celui qui s’en trouve revetu ne sait pas en faire usage,
pour la déploier à la plus grande utilité Commune et
particulière. Dans ce Cas il resulteroit plus d’inconvéniens
que d’avantages de cette attribution du pouvoir. Et
ce pouvoir seroit tôt ou tard annihillé, par la raison que son
exercice deviendroit inéficace et nul, Contraire au but, ou
seulement retardé, mal dirigé; En un mot, la supériorité
finit, là où le supérieur ne sait pas faire ce qu’il peut faire:
C’est à dire, dès qu’il n’a pas la science d’exécuter ce dont il a
la puissance.
Pouvoir le bien; savoir le faire ne suffisent pas encore,
pour déterminer & décider invariablement la tenuë
Constante de cette supériorité; Il faut le vouloir.
L’homme distingué des autres animaux par la
spontanéïté morale, a pu s’aquerir en raison de sa
force une Certaine prérogative d’autorité sur ses semblables;
Il peut être en état d’exercer cette prérogative, avec sagacité,
Prudence, & sagesse, au plus grand avantage Combiné de
tous & de Chacun: Mais l’un & l’autre Ressort de ces deux
qualifications, d’être Puissant, et d’Etre sages, tout à la fois
seroient sans effet; si dans le même sujet, une troisième non
moins indispensable ne leur est pas associée; je veux parler
de sa propre volonté de tendance, vers le plus grand bien
C’est la Bonté.
Ouï Messieurs, la Bonté, Ceci n’est point un paradoxe.
Je n’entends pas sous Cette dénomination la bénignité, la
mansuétude, la Bonhomie, la facilité, la Complaisance, la
douceur, la Compassion, pas seulement la sensibilité;
Toutes ces modifications tiennent plutot à la foiblesse de notre nature
<236> nature qu’elles n’en constituent le mérite essentiel. Mais
dans le sens primitif et véritable, la Bonté propremt
ditte, se manifeste Comme vertu rigoureuse: C’est la
volonté reelle et Constante, de faire & de procurer toujours, et
en tout, autant qu’il est en soi, le plus grand bien de tous.
Un Etre qui peut, qui sait, et qui veut toujours accomplir
le plus grand bien; l’Etre par Excellence tout Puissant,
tout Sage, et tout bon, est necessairement supérieur à tous les
autres Etres. Et par inférence, Ces trois qualités Caractéristiqs
établissent aussi dans toute düe proposition, la supériorité
progressive des hommes, les uns sur les autres.
Je me suis étendu sur l’une plus que sur les deux dernières,
par ce que C’est de la puissance, que dérive essentiellement
et d’origine l’etablissement de toute superiorité: Les
deux autres vertus doivent être annéxées à cette première
cause efficiente, pour maintenir et constater une supériorité
que la force seule avoit d’abord entrainée.
Enfin je n’ai Consideré l’état de la question que
rélativement au sens indéterminé du mot de supériorité
pris en These generale; Chaque genre particulier, à
l’envisager en detail, devient susceptible d’une Certaine
Mesure attributive de supériorité, que les seuls talens
propres à ce genre peuvent procurer et graduer; Mais
dans tous, il faut pour y parvenir, le Pouvoir, le Savoir,
et le Vouloir.
François premier et Charles Quint, Emules en Puissances & Rivaux
d’ambition, luttèrent longtems pour fixer aux yeux de l’Europe
attentive la supériorité de l’un sur l’autre; Celle de Charles
prevalut: Pourquoy? C’est que la prudence dirigea toujours
ses entreprises; sa sagacité vint éclairer toutes les démarches
de son Compétiteur; et sa sagesse le mit à même d’employer
sans relache les moyens les plus propres à faire échouer celles ci
& réüssir celles là.
<237> Oliver Cromwell fut supérieur en habileté, Comme en génie
à Louis XII, le Pere du peuple; Louis l’avoit été à Cromwell
en bonté: Le Prince qui réuniroit à cette excellente vertu
du dernier, la sagesse aprofondie, et l’énergie rigoureuse du
Premier, seroit lui même supérieur à tous les Rois de la terre.
Charlemagne fut tel, si nous en Croions les historiens.
Plus près de nos jours, Henri IIII, distingué par
l’activité de son Courage & par sa volonté bien faisante;
le brave, le bon, Henri IV Manqua plus d’une fois de
sagesse; Il réüssit enfin, lorsqu’il eut celle de sacrifier
son Culte à la Religion de son Peuple.
La déduction trop ontologique peut être, de ma réponse
à la question proposée, m’a laissé cependant apercevoir
dans le fait, un phénomene qui s’y raporte; phénomene
peu Concordant, il est vrai, avec les principes que je
viens d’établir! Mais dont pour cela, je ne dois pas me
dispenser Messieurs d’introduire icy l’observation;
Quoi qu’à l’envisager sous tous ses points de vuë, on se
sente désagréablement affecté d’une sollicitude sourde
et penible: Tel qu’il éxiste, le voici.
La société se trouve actuellement au plus haut point de
l’apogée d’une des Crises les plus dangéreuses pour Elle.
L’Or et l’Argent, ces metaux vils en Eux mêmes, originairet
destinés, à servir de Commune mesure aux échanges reciproqs
et Continuels que les hommes sont apelés à faire entr’Eux, pour
la satisfaction mutuelle de leurs besoins respectifs; sont
malheureusement devenus de nos jours, et se trouvent être
aussi la Commune mesure de toutes leurs perfections, de tous leurs
avantages, sans exception.
L’homme riche est, à l’heure où je parle, l’homme supérieur;
un morceau d’or équivaut, sans autre accessoire à la réünion
de la puissance, de la sagesse & de la bonté, premières qualités
nécessaires dans le véritable état des Choses, pour aquerir & Conserver
une supériorité reelle. Je
<238> Je Conviens que la Cause du moment est un ressort factice,
et qu’en Conséquence, ses effets ne sont que précaires. Mais en
attendant ce métal qualifié de précieux, est le plus favorable,
de tous les vehicules: mobile universel, il remplace toutes les
vertus; il obtient le même dégré de supériorité, qu’elles
seules meritent exclusivement. Toute la Puissance tant
législative, qu’éxécutive du Gouvernement anglais, dont on
s’est plû à élever jusqu’aux nuës, la Constitution, recule
uniquement aujourd’huy, sur les plus ou moins d’argent,
que l’administration est en état de distribuer à ses propres
membres. Du grand au petit, l’Influence de l’argent
est la même partout; Elle prévaut sur tout; sa
préponderance décidée, Consomme tout.
Quel sera le terme de Cette Crise? Quel en sera le
resultat? Quelles en seront la fin, & la suitte?
C’est une nouvelle question, Messieurs; que j’ai
l’honneur de vous proposer, & que je prends la liberté
de soumettre à votre Examen.