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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 30 novembre 1748
du buignon ce 30 9bre 1748
je reçois mon cher amy votre lettre du 19e du courant et jespère
que quand mon exactitude ordinaire ne vous auroit pas accoutumé
a me voir rèpondre sur le champ, vous n'en seriès pas surpris dans
une occasion aussy intèressante que l'est l'affaire que nous traitons.
ce que vous me dites sur vos loix est entiérement conforme a mes
desirs, sur l'autre article je ne m'attendois pas a tant de tolèrance
et je craignois qu'il ne fut pas permis a qui n'est pas de la religion
de l'état dy avoir des biens et moins encore des fonds donnants une
sorte de jurisdiction. quand a l'habitation je ne m'en flatois pas notre
croyance exigeant des actions de culte au moins hebdomadaires, mais
je scavois que bursinel n'étoit de mon temps qu'a quatre lieues de la
messe ainsy passer huit jours avec mon amy est toujours cela dussay
je planter le piquet en paÿs pontifical; mais cecy me conduit au dètail
que vous me demandès de mes vues et de mes motifs a cet ègard sur
lesquelles je m'ouvriray avec la confiance que j'eus toujours pour mon
cher saconay.
outre les biens que vous me connoissès mon cher amy a scavoir mes terres
de provence et mes biens a marseille, vous scavès que j'ay employé l'ar=
gent comptant ou contrats que mon père m'a laissès a l'achat d'une
terre auprès de paris d'ou je vous ècris, et d'un hotel dans ce paÿs lâ
<1v> qui avant d'avoir par tout passé m'a suçé depuis six ans et m'a
presque dérangé; je ne pouvois prèvoir alors que j'èpouserois une femme
qui me donneroit ces deux choses, quoyqu'il en soit, en donnant peu d'ai=
sance a Me de Mirabeau on luy a assuré près de trente mille livres de
rente en fonds de terre ce qui d'un homme dont les biens pouvoient ètre
fort arrondis m'a rendu ou rendra un des plus dispersès gentilshommes
de france; je me vois dans le point de vue d'avoir a faire a sept inten=
dants differents dans sept gènèralitès et il faudroit connoitre l'interieur
de notre gouvernement pour scavoir quelle hydre de dèsagrèables affaires
c'est que cela, et combien peu il est possible qu'après moy que le sort
et les difficultés ont forcé a aprendre bien des choses ceux qui seront a la
tète de semblables ètablissements en tirent party autrement qu'en gens
de paris, c'est a dire en tirant a peu près la dixième partie de leurs fonds
vendant et dégradant tout, maisons et forèts pour venir se rapetisser
a paris et se refuser le nècessaire pour imiter les autres dans leur superflu
cet arrangement me paroit directement oposé a celuy de la providence
quand elle 1 mot biffure nous preepose a plusieurs fiefs; dailleurs je donne a mes
devoirs a cet ègard plus d'extension que bien d'autres, je voudrois que mes
justices fussent bien administrèes, soulager les pauvres de mes terres &c
cela ne se peut par soy dans plusieurs provinces diffèrentes et si lon a
d'honnètes gens, il ne sont pas en assès grand nombre pour en mettre
partout; d'après ces rèflexions, je me suis dès longtemps déterminé a
vendre en certains endroits et m'èlargir dans d'autres, cest une rèsolution
prise dont l'entière exécution ne dèpend que des èvénements qui me ren=
dront plutost ou plus tard libre possesseur, mais comme les affaires
ne vont pas aussy vite que les projets, j'ay toujours en idèe de commen=
cer <2r> pour me trouver ensuitte dans la file, et cet objet a plutost eté cause
de toute la dèpense que j'ay fait pour mettre mes fonds en ètat dans
des temps aussy onèreux que le desir de les mettre en valeur; je me trou=
ve bien tost a mème de commencer par la vente de mon hotel, effet
onèreux, considèrable et qui me deviendra inutile puisque ma femme
aura deux autres maisons dans paris. l'embarras n'est pas ce qu'il faut
vendre mais ce quil faut acquèrir et c'est le seul point dont il devoit ètre
question icy, mais j'ay cru que votre amitié 1 mot biffure vous intéresseroit
au détail preliminaire dont je t'ay fait précéder.
j'ayime la campagne, ses occupations qui vont également a touts les
ages et a toutes les scituations, et les rèflexions qu'elle me donne le temps
de faire, la paix qui y règne, et la vie saine et unie que jy mène;
mes vues politiques sur ma famille s'accordent autant a ce gout la que
mes vues morales, le détail de tout cela seroit trop long a vous faire
mais vous comprenès cher amy a la sorte de noblesse que vous avès tou=
jours aperçu dans mes vues, que mon dessein n'est pas de m'enterrer
dans l'inutilité dny de vivre obscurément puisque dieu m'a mis a la tète
de soixante mille livres de rente; ce seroit donc une retraite splendide
au milieu de mes domaines que je desirerois si les choses étoient a mon
choix, retraite utile a mes affaires et a la considèration de ma famille
mais surtout a la portion de l'humanité qui m'environneroit; mais cela
est au dessus du pouvoir d'un particulier dans un paÿs ou tout le poids
de l'authorité semble n'etre employé qu'au malheur des gens de la
campagne, j'ay icy tel homme n'ayant que cses bras et une famille
souvent mandiante qui paye 40 lb de subsides plus accablants encore
par la levèe que par le fait sans conter ce qu'il paye indirectement
sur tout ce qu'il consomme; loin que la charité d'un particulier, ses
talents son attention puissent rien a cela, il leur voit enlever de leur
lit les couvertures qu'il leur a donnèes et de dessus le corps une veste
a luy comme cela m'est souvent arrivé, et ne peut luy mème se garentir
des continuelles tentatives de mille harpies; il nest aujourd'huy personne
<2v> d'aisé en france sans ce qu'on apèle bienfaits du roy, et dieu scait quel
il faut ètre pour les acquèrir; les biens les meilleurs ne raportent plus
que pour le fisq et viennent mème depuis peu d'ètre soumis au payement
du centième denier en succession du père au fils, enfin sans en excepter
les ètats du mogol ou tout est fermier nul paÿs n'en est a ce point ny
n'y fut jamais, point toutefois qu'il faut s'attendre a voir croitre tou=
jours dans une nation devenue yvre ivre du despotisme de la rapine et
de la dissipation. indèpendemment de tout ce qu'on perd a tout cela
l'aspect n'en peut ètre qu'affligeant et cela m'a depuis longtemps causé
des pensèes vagues sur l'emplacement futur de mes fonds; j'ay pensé
dans cette idèe au comtat paÿs de mon voisinage, il me sera toujours
impossible de dèplacer mes fonds patrimoniaux qui dailleurs sont en paÿs
d'ètats ou l'on est bien moins malheureux qu'en ceux délection, le comtat
est franc de tout et mon voisin, mais peu de fonds se vendent dans
cette terre promise, le roy y est le maitre aux impots prèzs et l'englo=
bera quelque jour en faveur des fermiers gèneraux comme il a fait
depuis peu la vicomté de turenne. au milieu de mes agitations a cet
ègard, je lus dans la gazette l'avertissement pour ce dont est question
je me rapelay le bonheur de l'air que respire mon amy, j'imaginay
comme quelque chose de bien doux dy avoir des fonds libres et bien a moy
desperer que si on ne my vouloit pas soufrir moy et mes images, j'ha=
biterois sur le paÿs de gez et viendrois causer au milieu des vignobles
de la côte, quamy des commerçants et avec des connoissances en ce
genre peu communes a un homme de mon etat j'aurois des amis a
lion et a genève et pourrois voir enfin des laboureurs heureux; qu'au
pis aller enfin et suposé qu'une partie de ce projet ne put avoir lieu
ces fonds ne me scauroient ètre a charge ayant mon intime amy sur
les lieux et pourroient un jour ètre utiles a ma famille dans les futures
rèvolutions qu'on peut prèvoir d'après l'extrème ou nous sommes et le
gènie de la nation; qu'il seroit peutètre alors ou utile d'avoir un azile
ou selon les temps intèressant d'avoir des amis et moyens chex un peuple
soldat et avantureux. voila cher amy un long et cepandant lèger dètail
de mes motifs et de mes vues, il est peu ou point d'hommes a qui jen disse
autant, comme je n'ay pour aucun autant de s'impathye adieu, mes Respects
a Me et ne m'oubliès pas dans cecy