Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. J. Holland  », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12] avril 1772, p. 145-151

<145> Discours sur cette Matière: Y a t’il
Des Préjuges respectables?
Lû à la Societé
Litteraire ce Avril 1772, Par
M. Holland

Messieurs

Si vous disiés à Constantinople que vous ne voïés dans le
Grand Prophète qu’un vil imposteur, vous risqueriés
d’être empalé. Si vous vous moquiés d’une Procession
de Bonzes à Tonquin, le peuple vous assommerait de
coups. Si vous parliés contre le Despotisme au Japon,
l’Empereur vous ferait Jetter dans une Chaudière
d’huile Bouillante. Si vous declariés à Siam, que les
quarante incarnations du Dieu Visnou, et les trente
neuf metamorphoses du Dieu Sammonocodom, vous
paraissent incroyables, vous auriés trois dents Cassées, et
l’oreille droite Coupée. Si vous Prêchiés à Goa la liberté
de penser, le St Office pourrait à la Rigueur, vous faire
bruler à petit feu. Dans tous ces differens cas, il me
semble que vous auriés tort de vous plaindre. Il est vray
que vous attaqueriés là de Grand prejugés, mais
des prejugés qu’on sait faire respecter en Turquie,
à Tonquin, au Japon, à Siam à Goa, et qui, par
consequent y sont respectables.

On comprend que nous emploïons ici ce mot
dans le meme sens dans lequel on dit que l’Armée
Prussienne, par Exemple est sur un pied respectable, ce
qui signifie qu’on ne l’attaque pas impunement.

Presque tous les anciens Philosophes ont crû qu’il ne
falait pas combattre certaines oppinions du Peuple.
La raison en est Claire; Car quoi qu’en dise Mr de Voltaire
l’Intolerance et l’esprit de persecution sont de tous les tems
et de tous les Païs. On avait fait boire la Cigüe à
Socrate; Anaxagore sans l’Eloquence de Périclès,
aurait subi le même sort; Aristote fatigué des Perse=
cutions

<146> Persecutions que lui avaient suscité les Prêtres,
s’empoisonna à Calcis; Héraclite fut forcé de rompre
tout commerce avec les hommes qu’il avait voulu éclairer.
On mit à prix la tête de Diagoras de Mélos; À peine
Protagore s’était il derobé à son supplice. Ces exemples
(Et je pourais en ajouter beaucoup d’autres) devaient
apprendre aux Philosophes qu’il y a des préjugés
respectables
. Les sages se sont toûjours crus les Apôtres
de la Vérité, mais rarement ils ont senti quelque
vocation d’en être les martirs.

En effet, si un Peuple s’obstine à porter des Cornes
et à brouter de l’herbe, si les Bouviers qui gardent
ce Troupeau, tiennent leur verge de fer levée, contre
ceux qui voudraient l’humaniser, que doit faire l’home
éclairé, qui vit au milieu de cette Nation?

L’Accuseront nous de lâcheté, si au lieu d’aller heurter
de front les Préjugés accredités, il se contente d’en
Gemir au fond de son Cœur? Eh, qui voudrait être
Philosophe, si cette qualité nous obligé de nous
presenter comme Victimes volontaires devant tous
les Autels de l’Imposture et de la Tirannie?

Il peut donc sans doute y avoir des préjugés, que
le sage doit respecter, autant qu’il doit aimer sa vie,
sa sûreté et son repos.

Graces à l’Esprit de Philosophie qui distingue particulie=
rement nôtre siècle, le nombre des opinions inatta=
quables est aujourd’hui assés petit parmi nous; À
parler exactement il n’y a plus de ces opinions du
tout. Le respect qu’on leur doit n’étant que Local,
on a la facilité de faire imprimer dans un autre
Pais, ce que l’on n’auserait dire dans celui qu’on
habite. Enfin vous scavés, Messieurs, qu’avec un peu
de prudence nous discutons assés à nôtre aise tout
ce qu’il peut y avoir sur la Terre et dans les Cieux. Nous
<147> Nous voïons paraître tous les jours des ecrits qui combattent
les opinions les plus generalement reçuës; La superstition est
attaquée dans tous ses rentrachemens, la Religion Citée devant
le Tribunal de la raison; On examine de près les principes
fondamentaux de la societé; On ne reconnaît plus ce droit
Divin, en vertu duquel les Puissans de la Terre avaient
prétendu être nos maîtres; On pèse les Titres de toutes les
differentes espèces d’Autorité; Enfin toute la masse de nos
idées est remuée, sans que nous voïons les raisonneurs
devenir les Victimes de leur Courage. S’Il arrive quelque
fois qu’ils payent d’une legere disgrace le plaisir de dire
librement leur pensée, ils n’en sont le plus souvent redevables
qu’à leur imprudence, ou à leur maladresse. Au reste
quand nous les entendons tant crier à la persecution, il ne
faut pas toujours s’en mêtre en peine; Personne n’ayme
le Martire; Mais il y a je ne sai quel plaisir à faire
croire aux autres qu’on le souffre.

Je ne cherche pas ici si le zele pour le bien Public
Préside reellement à cette fermentation generale des
Esprits, ni si la vertu est autant dans le Cœur de nos
Philosophes qu’elle est dans leur bouche. Il s’agit d’examiner
s’il y a des opinions auxquelles l’ami de l’humanité
ne devrait point toucher, quand même il en aurait
reconnu la fausseté. J’ay dit qu’il peut y avoir des
préjugés que le sage doit respecter, en vertu de cet
amour legitime, qu’il doit à soi même; On demande
à present, s’il peut y en avoir que nous devons respecter
par amour du bien public.

Il serait difficile et presque impossible de satisfaire
à cette question, par des raisonnemens faits sur des
exemples particuliers. Comment pourrions nous
determiner exactement l’Influence que peut avoir cha=
que Opinion sur le bien être de la societé; Le degré de
probabilité qu’on pourrait venir à bout de la faire aband...
<148> abandonner, toutes les suites possibles qui resultent de sa
destruction? Avec quelle penetration ne faudrait il pas distin=
guer les avantages ou les desavantages apparens et reels,
passagers et permanens? Quelle infinite infinité de circonstances
ne faudrait pas mettre en ligne de conte pour donner
une solution complette du problème proposé? L’Embaras
augmente à mésure qu’une opinion est plus generalemt 
adoptée, à mesure qu’elle tient plus fortement à la
constitution du gouvernement, à la Religion, à la Morale
du grand nombre, au repos Public ou au Climat. On
ne peut Jamais être sûr d’avoir envisagé les choses de
tous les cotés possibles; l’Esprit se pert dans une complication
immense de causes et d’effets, de rapports, et d’enchainemens
Plus il avance dans ce labirinthe, plus il desespère de
pouvoir en sortir.

Effrayé de tant de difficultés, je me bornerai, Messieurs,
à poser un Principe General, qui me sera probablement
accordé; J’en tirerai quelques consequences, qui seront ce
qu’elles pourront, et quand même J’aurais ensuite contre
moi des faits, Je croirai que l’Illusion est plûtôt dans ces
faits que dans ma manière de raisonner.

Voici le principe et ses Corollaires: L’homme étant
l’ouvrage d’une Divinité
, bonne et sage, qui l’a créé
raisonnable
, pour qu’il puisse se rendre heureux, Il est
impossible qu’il soit destiné à être le Jouet de l’Erreur
.
Il est donc né pour rechercher et pour connaître le Vray;
Il ne peut se rendre heureux sans la connaissance des
vrais rapports qu’il soutient avec les êtres qui
l’environnent; Tous nos écarts, toutes nos infortunes
viennent de la contagion des Idées fausses à laquelle
nous sommes livrés dès nôtre naissance; La Verité est
le seul remède qu’on puisse appliquer aux maux
diversifiés et compliqués dont la race humaine est
affligée, et tous les autres moïens de la secourir ne sont
<149> sont tout au plus que des remedes paliatifs.

Il n’y a donc point d’erreur vraïement utile; Et quoy
que je ne scaurais démontrer cette proposition par des
preuves de détail, je ne l’avance pas avec moins d’assurance
en vertu de mon principe. Dans l’état present des choses
la Verité peut souvent nuire à celui qui l’annonce, à ceux
qui sont interessés à tromper les autres, et à les entretenir
dans l’Ignorance, à quelques individus dont la tranquilité
dépend malheureusement des préjugés établis; Mais elle
sera toûjours un bien general; et elle ne pourra jamais
être funeste à l’espèce humaine, et les maux qu’elle
ocasionne en apparence, ne seront ni reels ni permanens.

Que le Philosophe, que l’Ami des hommes, s’arme
donc contre l’Erreur, qu’il lui arrache ce masque de
l’utilité publique, dont elle se couvre si souvent; Qu’il lui
porte des coups mortels, de quelque nature, et de quelque
ancieneté qu’elle soit; Qu’il la poursuïve Jusques sur
les Trônes, et sur les Autels, et quoi qu’il arrive de ses
efforts, il aura droit au titre glorieux d’un vray bien=
faiteur du genre humain. C’est un spectacle digne des
aplaudissemens du Ciel et de la Terre, Le sage luttant
contre contre l’Erreur, le mensonge confondu, les
Phantomes dissipés, la Verité retablie dans ses droits, et
avec elle le bonheur ramené dans la demeure des mortels.

De quel nom appellerai-je ceux qui ont osé dire que
la Vérité n’était pas faite pour le Vulgaire, c’est à dire pour
la plus grande partie du Genre humain. (Car il faut
scavoir qu’aux yeux de ces Docteurs, insolemment Orgueil=
leux, tout est Vulgaire, excepté eux mêmes, et peut
être cinq ou six de leurs partisans.) Platon pretend
qu’il ne faut jamais Philosopher devant le peuple,
parce dit il que ses organes sont trop grossiers pour
sentir la verité. Je lui accorde Volontiers, qu’on aurait
tort de Vouloir former un Peuple Platonicien; Mais J’en allegue
<150> allegue une autre raison; C’est que les hommes ne sont pas
faits pour être Anthousiastes. Au lieu d’avouër que c’est
la crainte qui le retient de déclarer ses sentimens Platon
aime mieux faire profession d’une maxime pour laquelle
il aurait merité d’être lapidé par le Peuple. Mais vous
sentés trop, Messieurs, combien de pareils principes avillis=
sent et outragent la nature humaine, pour que J’aye besoin
de m’y arreter plus longtems.

Après avoir donné une solution generale de nôtre
question, il me resterait de répondre, non aux fourbes,
et aux hipochrites, mais à des personnes bien intentionnées
à des Ames honnêtes, qui amettent des erreurs utiles à
la societé, et qui voudraient qu’on les respecta, par amour
pour le bien Public. Ils ne pretendent pas je pense, qu’en
lui même il soit avantageux aux hommes de se tromper,
Mais il leur parait qu’il y a des oppinions fausses dont
il ne faudrait pas les détromper. Les raisons qu’ils nous
alleguent sont tirées de quelques cas particuliers, et c’est
pour cela même qu’elles me paraissent peu satisfaisantes,
comme je m’en suis expliqué plus haut. Je les prierai
de me nommer un seul préjugé qu’on a détruit, et dont
nous avons lieu de regretter la perte. Qu’il ne
m’alleguent point les bons effets que les erreurs ont
souvent produits, et qu’elles produisent encore: Ils ne
pourront jamais me prouver que le tout n’aurait pas
été mieux sous l’Empire de la Verité. C’est en vain
qu’ils me feront l’énumeration des maux individuels
que peut causer la destruction d’un tel préjugé, ou d’un
tel autre; Comment me demontreraient ils que ces
maux sont plus considerables, que les biens qui en
resulteraient, pour nous, et pour toute la suite des
siècles à venir? Qu’ils ne me citent pas les fourberies
utiles des anciens Legislateurs. C’est bâtir sur un fond peu
solide, que d’établir les usages d’un Peuple sur l’erreur et sur
<151> et sur le mensonge. L’Illusion peu bien durer pendant quel=
que tems, Mais il y a une Infinité de cas où elle cesse; au lieu
que la Verité n’a Jamais aucun Revers à craindre. Il en est de
même par rapport aux fraudes Pieuses des Premiers Chrétiens.
Pour gagner quelques Proselites on fournit des armes aux Enne=
mis de la Religion, et la bonne cause fut renduë tres Suspecte
par la mauvaise foy de ses défenseurs. Qu’ils ne me disent
pas qu’il y a des Préjugés enracinés, pour qu’on puisse en
espérer la destruction. Il se peut tres bien qu’il y en ait de
cette espèce; Mais d’Après quelle règle sure pourrions
nous les distinguer du nombre? Qui pourra me répondre
que la moitié des soins qu’on a pris dans tous les siecles
pour infecter l’esprit humain ne Suffirait pas pour le Guerir!

Enfin, Messieurs l’erreur fatigue les regards du sage;
Il s’en plaint pour ainsi dire par instinct. La Verité lui
fait Violence, et quand même ses efforts seraient frustrés
de leur succès, il s’applaudirait au moins d’avoir osé les
faire.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. J. Holland  », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12] avril 1772, p. 145-151, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1406/, version du 08.02.2024.
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