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« Sur la sensibilité et la force de l’âme, par le comte d’Hoym », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [26 avril 1772], p. 62-64
Question si la sensibilité est
favorable ou contraire à la force de l’Ame.
Par Mr le Comte d’Hoym
Réfléchir sur la sensibilité et sur la force de l’Ame,
examiner le rapport que ces deux qualités ont entr’elles,
c’est fouïller dans les trésors les plus pretieux de la nature
humaine, c’est s’occuper des attributs qui exaltent et qui
annoblissent le plus son être.
L’Ame forte, l’ame sensible, a seule le droit et la
faculté de Vivre, les Ames faibles et froides ne font que
rejetter. Il faut, Je crois, Juger de l’excellence d’un individu
et de sa préférence sur d’autres par le plus ou moins de
bonheur qu’il se procure à soi même, ou à ses frères. Les
sources de la félicité sont fermés pour les cœurs faibles et froids,
ils ne savent ni les ouvrir pour eux mêmes, ni les faire couler
pour les autres. La nature, la beauté, la vertu, tout
ce que les hommes estiment, aiment et admirent a des
charmes bien plus vifs pour les cœurs heureusement nez que
<63> que pour le reste des hommes. Ces charmes toûchent les ames
sensibles, et donnent aux ames fortes l’Enthousiasme de surmonter
tous les obstacles. Les Legislateurs, les bienfaiteurs de l’humanité,
étaient tous des ames fortes, les grands Artistes, les Auteurs de ces
chefs d’œuvres dictés par les graces et l’amour du beau, étaient
tous ames sensibles. Mais quel est le rapport qu’ont ces deux
qualités entr’elles. Sont elles deux sœurs, qui reunissent leurs
soins pour couronner le mortel heureux qui les possède, ou
sont elles comme bien d’autres attributs, dont on ne possède
presque jamais l’un, qu’à l’exclusion de l’autre.
Voila ce qu’il y a à examiner.
J’entens, par force de l’ame cette élevation de vües et de
courage qui fait enfanter à un homme les plus grandes
entreprises, et les executer malgré tous les obstacles qui
se présentent.
La sensibilité me paraît être la disposition du cœur à
être émû vivement et fortement d’un objet, d’une sensation,
la disposition à l’enthousiasme, et aux grandes Passions.
Selon les idées que je me forme de ces deux qualités
J’entrevois avec joie qu’elles sont inseparables, et je vois que
la sensibilité, cette chaleur celeste qui échaufe et vivifie
les cœurs est la source principale de la force de l’Ame.
Oui, ce n’est que dans les cœurs susceptibles, impressions
profondes et de passions vigoureuses que peut naître cette
force tendance vers un but proposé, ce genereux mépris
des obstacles qui s’opposent. L’Enthousiasme seul fait les
hommes extraordinaires, l’enthousiasme de la gloire ou de
l’amour de la patrie, forme les Heros, l’enthousiasme
de l’amitié et de l’amour en fait aussi, et celui de la Vertu
produit les Socrates. Les parfums les plus prétieux, ne
naissent pas d’un terroir froid, c’est l’ardeur du Soleil qui les
prépare, les sentimens élevés, les actions heroïques ne sont
pas le partage des ames insensibles.
Que ce Sexe aimable, que nous avons exclu de nôtre Société
<64> Societé, et dont neanmoins plusieurs d’entre nous se sont
occupés dans leurs écrits, que ce sexe me serve d’exemple,
pour prouver l’Influence de la sensibilité dans la force de
l’Ame. Femmes on vous accuse d’être fort sensibles, les uns vous
en font un sujet de blâme, les autres de louange. Cependant
c’est parmi vous que l’histoire et l’experience nous offrent
des exemples, d’un courage et d’une fermeté bien surprenante.
Combien la tendresse maternelle, l’amour et l’honneur
n’ont ils pas fait d’heroïnes. Arria, l’Epouse de Cléomène,
et cette Dame Chinoise, qui ordonna à son fils de
préferer la Patrie aux jours de sa Mère, n’étaient elles
pas fortes? N’étaient elle pas sensibles?
Legislateurs des Peuples! Si vous voulés former des ames
fortes, et donner à vos Citoyens cette énergie, qui est le
plus sûr rempart des états, augmentés leur sensibilité.
Rendés les passionnées pour tout ce qui est beau, et honête,
et contés qu’ils cultiveront tous les Arts dans la paix, et
qu’ils combattront avec courage dans la Guerre. Voyés
l’émulation des Spartiates dans leurs belliqueux excités
par la présence de leurs maîtresses, et de leurs parens;
Voïés les anciens germains se précipiter dans le carnage
animés par les exortations de leurs épouses, et de leurs
enfans. Jettés vos regards sur Athènes, et voïés la
sensibilité pour l’éloge et les aplaudissemens enthousiasmer
les Poëtes, et les artistes. Voïés dans l’Italie ces mêmes
Poëtes, Musiciens, et peintres inspirés par la beauté
voluptueuse du Climat. Les deux plus beaux prérogatives
que la nature donna à l’humanité, c’est la force de
l’ame, et la sensibilité, et cette mère bienfaisante
ne voulut pas qui fussent separés.