Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [29 mars 1772], p. 43-47

<43> Mémoire de Mr Bugnion de Londres
sur les préjugés
par Mr de 1 mot biffure

Si le vrai seul est beau & le vrai seul aimable, l’erreur ne
saurait avoir le moindre titre à nos hommages, sous qu’elle se
presente; Et des là il est étonnant, Messieurs, qu’après tous les
progrès de la Philosophie, et ses victoires reïterées sur l’hydre
des Préjugés, une societé éclairée permette de donner en
problème, s’il en est encore de respectables?

Cependant, Messieurs, un tres court examen m’a convaincu
de la sagesse de cette question, et je n’ai pas crû devoir hesiter
à prendre l’affirmative, malgré Boileau & les Philosophes
sublimes, qui de la haute region où ils planent, croyent plûtôt
ce que l’homme aurait pû être que ce qu’il est en effet. Ainsi
le Voïageur qui de la Cime des Alpes jette un coup d’œil sur la
plaine, n’i aperçoit qu’une surface unie; Mais il en sent toutes
les inégalités dès l’instant qu’il y est descendu; Et allant aussi terre
à terre avec lui, et en examinant l’homme de près, je vois quel=
ques préjugés soulager son existence; Ils me paraissent des là
respectables pour tout ami de l’humanité, et celui qui n’en
connaitrait aucun, où qui les rejetterait tous, me paraît un être
aussi Chimérique que l’homme sauvage naturel de ce Philosophe,
qu’il est presqu’impossible desormais de ne pas nommer, toutes
les fois qu’on voudra s’occuper de l’homme Moral et des
grands traits de son histoire; Je le considère ici en societé
domestique, en societé Civile, et en societé Religieuse, et je
trouve sous ce triple point de vüe des prejugés dont la
perte serait affligeante pour lui, par ce qu'on qu’elle le priverait
de quelques douces illusions, sans le dédommager par aucun
bien solide.

Les prémiers objets de nôtre admiration & de notre respect
sont ordinairement ceux qui nous ont donné le jour, et
que de là deviennent nos prémiers guides: Au moïen de
cette idée, et du sentiment aveugle qui la suit, leurs leçons nous
<44> nous trouvent dociles, et nous devenons souvent ce qu’ils nous
ont fait promettre d’être en nous engageant dans les differens
Emplois de la Societé, ôtés ce préjugé, et l’impression machinale
qui la suit, la Paresse &

… … Acquerons un tel Empire sur nôtre Être, qu’il sera
trop tard pour les combattre, quand la froide raison viendra
nous apporter ses calculs, et peut être même que de tels
hommes n’auront jamais des facultés assés dévélopées pour en
sortir les resultats et agir en consequence: Prénés les encore,
lors que ses sens s’ouvrent aux prémières impressions de l’amour,
et ôtés lui alors cette idée de perfection qu’il attache à l’objet
aimé, que le pinceau de la Verité le lui peigne, je ne dis pas
avec tous ses défauts, mais seulement avec ceux que des yeux
non prévénus y appercoivent, vous lui ôterés un préjugé,
mais vous le priverés en même tems de mille plaisirs, ce sera
un insensible, qui ne cherche plus à plaire, et qui ne sortira
un instant de sa stupidité que pour y retomber tout aussi tôt
et ce sera…

Considerés le 2° dans la Societé Civille, et déchirés
devant ses yeux le voile qui cache l’origine du pouvoir
des Princes, ce voile bienfaisant que Montesquieu n’a fait
que soulever, et que J. Jacques a déchiré; Que la verité
seule lui parle, et lui aprenne, qu’à son Tribunal, qui=
conque commande aux hommes, pert ce droit, dès qu’il
cesse de les rendre heureux; Bannissés le préjugé Salutaire
des titres Divins d’une poignée d’Individus sur les millions
qui couvrent le Globe, et vous aggraverés encore le fardeau
de tant d’autres accablés sous les chaines sociales; l’Inégale
distribution des richesses, ce pauvre qui n’y avait Jamais
pensé auparavant, que pour recevoir avec reconnaissance
un leger secours du puissant, ou une chétive aumone
du Riche, Celui qui donnait avec tranquilité son travail
pour un peu d’Or, porte pour la première fois un régard
d’indignation sur le barbare opulent qui paye si
mesquinement ses sueurs. Toutes les occupations obscures mais 
<45> mais vraiment utiles de la Societé deviennent accablantes pour celui qui
les avait remplies jusques là sans murmure; Le pale cultivateur
dont les bras déscharnés fournissaient du pain à son Roy, et qui l’avait
béni jusques là, lors même que les impots lui en laissaient à peine
assés pour se nourrir et alimenter des enfans, va maudire son
Tiran; L’Existence même deviendra un poids accablant pour luy
et ses murmures ne … … attaqueront peut être pas seulement
au Trône d’où est parti l’arret de sa misère par l’absurde l’auto=
rité, sur lequel il n’avait jamais réflechi, pendant qu’une salutaire
erreur assignait une Origine sacrée.

Est ce encore à la Vérité, Messieurs, ou bien au préjugé
que la societé doit de ne plus voir sa tranquilité troublée
quand il s’agit de donner des successeurs aux maîtres du
Monde? Choisit on, comme il le faudrait dans un sistème
dont toute erreur serait bannie, choisit on pour remplir
ces places élévées le meilleur et le plus habile? La Terre
ne fut elle pas souïllée de sang humain, presque autant
de fois qu’on voulait faire de pareils choix, et un préjugé
salutaire n’est il pas venu éteindre le flambeau des Guerres
Civiles, en fixant un ordre permament de succession, où le
mérite est compté pour rien, et où les prétendus droits du
sang decident de tout?

Que ne pourais je point dire encore de tout ce que les
hommes appellent Noblesse, Point d’honneur? Je suis bien
éloigné de vouloir détruire ces grands mots, qui ont produit
quelque fois de grandes choses; Mais je demande
seulement si ces conventions respectables sont chès le plus
grand nombre de ceux qu’elles decorent, Filles de la vérité ou
du préjugé? Et toi même puissant moteur de tout Citoyen
sensible Talisman souvent inexplicable, qui agis cependant
sur tant de grands hommes, Amour de la Patrie! Est ce à
la froide raison que tu dois ton énergie & ton pouvoir, ou bien
plûtôt à ce doux préjugé qui nous attache malgré nous au
prémier lieu où nos yeux s’ouvrirent à la lumière du jour
et qui nous ramène presque toujours sur 
la Premiere terre qui nous nourrit quel=que
<46> quelqu’horrible qu’elle soit. Le Lapon est celui de tous les hommes
qui ait la plus forte passion pour le sol qui l’a vu naître.

3° Enfin, Messieurs, Il n’est pas jusqu’à la plus noble des
Societés de l’homme, celle qui le met en commerce avec le
premier des êtres, et qui devrait des là être la plus épurée,
il n’est pas jusqu’à la Religion où je ne croïe apercevoir
encore la force bienfaisante de quelques préjugés: Je
sais bien qu’il ne faut à certaines ames que l’Auguste spectacle
de la Nature, que les beautés éclatantes du monde phisique,
Les charmes secrets du beau Moral pour les élever à la sainte
idée d’un Dieu, et les attacher à la Vertu; Mais y en a t’il beaucoup
de ces vrais Philosophes; et l’état même actuel des choses permet
il seulement qu’il y en ait beaucoup? La Multitude qui ne peint
pas l’être doit la plus part de ses vertus à des préjugés sensibles,
des la même à sa portée; et qui voudrait y substituer des idées
pures & toutes conformes à l’Eternelle verité, courrait risque
de tout effacer; Ainsi des yeux faibles voïant mieux au
crepuscule qu’au grand jour; Et un Aveugle accoutumé
à se rendre chaque jour dans le même endroit par un chemin
long, tortueux, mais famillier, s’égarerait infailliblement,
si on voulait lui en faire prendre un autre plus beau, &
plus court: C’est surtout dans les fausses Religions où l’utile
force du préjugé se fait apercevoir; Peu de Mahometans, je
pense, sont plus frappés de ce que leur dit le Coran sur
l’existence et les perfections d’un Dieu, que du Paradis Volup=
tueux que leur promit le Prophète, qui connaissait bien ce
qui pouvait le plus toûcher des habitans de l’Arabie.

Qui sait même si l’Etendard de Mahomet porté devant
les Janissaires, n’a pas mis plus d’obstacles aux progrès des
Russes, que les sermens prêtés au grand Seigneur, et n’a point
sauvé Constantinople? … …

Voilà, Messieurs, une partie des idées qu’a fait naître chés moi
la question proposée; Vouloir bannir tous les préjugés de la Societé
me paraît aussi sensé, qu’en prétendre faire disparaître touttes les misères;
et pendant que celles cy empoisonneront l’existence de l’homme, ceux

<47> là pourront quelque fois les soulager plus efficacement chés
plusieurs que la vérité même; Elle est faite pour recevoir à Jamais
le plus pur encens des ames fortes capables de la connaître et de l’aimer;
Mais pendant que ce privilège sera réfusé à tant d’hommes faibles,
les préjugés dont j’ay parlé, et d’autres du même genre, dont
l’enumeration m’aurait conduit trop loin, ont droit, suivant
moi, à nos égards, et à nôtre respect; Mais je ne prétens point
qu’ils soient tous de ce genre, et je crois au contraire qu’il en est
d’intolérables, que tout homme qui pense doit attaquer avec
courage, et s’éforcer d’anéantir.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par A. Bugnion », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [29 mars 1772], p. 43-47, cote BCUL, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1389/, version du 08.02.2024.
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