Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. Deyverdun », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 22-27

Mémoire sur le Respect dû
aux Préjugés.
Par Monsieur Deyverdun

La vérité bien souvent est cruelle
On l’aime; Et les Humains sont Malheureux par elle.

Nous n’avons que quelques jours à marcher sur cette Terre,
semons des fleurs sur nôtre route, écartons en les Epines. Avec doûceur
et précaution tendons la main aux hommes nos frères, ils nous
la donneront à leur tour. Si nous les croisons dans leurs
passages, si nous les Combattons, si nous nous engageons dans
des sentiers inconnus; Bientôt abandonnés ou repoussés par eux,
nôtre marche sera triste ou périlleuse.

Un zèle trop ardent pour la vérité empoisonnerait nos jours,
troublerait la Societé, blesserait nos frères. Nous n’avons que trop
apris à nous défier des faibles lumières de nôtre raison; Consul=
tons l’Expérience Messieurs, et nous verrons toûjours les préjugés
qui couvrent la terre, se venger cruellement de leurs ennemis. Ici
Victime des Préjugés Religieux, le vertueux Socrate boit la Cigüe.
La Victime des mots de Patrie, et de liberté, le Grand César est
Assassiné lâchement. En vain le bon Henri IV, courbe sa
tête respectable sous le joug d’un Prêtre. La Superstition arme
un fanatique d’un Poignard, et perce le Cœur du meilleur des Rois.
Le Chantre harmonieux de ce grand homme est le plus ardent
Ennemi qu’ayent jamais eu les Préjugés; Nous seulement il les
poursuit ici à toute outrance, il se propose encore de les combattre
Ailleurs.

Tandis que J’ai vécû, nous dit il, on m’a vû hautement,
Aux Badants effarés dire mon sentiment.
Je veux le dire encore dans les demeures sombres,
S’Ils ont des Préjugés, J’en gueriray les Ombres. Les préjugés

<23> Les préjugés lui ont rendu guerre pour guerre, ils ont soulevé contre
lui les bons, et les méchans, ils ont empoisonné des jours qui devaient être
heureux. Voltaire, J’admire ton courage, mais je te plains. Si tu avais un
peu ménagé les Préjugés; Tu Vivrais au milieu d’une Cour dont tes vers font
les délices, Tu serais au Centre du goût, des beaux Arts, et des sciences, et tu
Jouïrais du plaisir flatteur de voir le Peuple français aplaudir avec trans=
port à tes Drames immortels. N’avons nous pas vû l’éloquent auteur d’Emile
persecuté dans des Païs où devraient regner; la filosofie, et la Tolerance?
N’avons nous pas vû?... Je m’arrête, et la Prudence fait taire l’in=
dignation. Enfin, Messieurs, de quelque côté que nous tournions nos
regards, Nous voïons les préjugés préparer à leurs ennemis des fers
et des Buchers.

L’homme prudent et sage féra tous ses efforts pour moderer un
Entousiasme dangereux. Il ne sacrifiéra point à des Chimères, à
de faux devoirs, une Paix, un bonheur si difficiles à trouver.
La Vie est courte, la vérité incertaine, presque toûjours dangereuse,
souvent cruelle. Il en se croira pas aisement plus habile que les
autres hommes, et il se dira «Ce que je crois la verité n’est peut être
qu’une erreur.» Il sentira sa faiblesse, il se défiera, sur tout, d’un
cœur qui souvent éblouit l’esprit, et qui lui presente comme Pré=
jugés ce qui heurte ses Passions Par prudence, et par équité, n’at=
taquerons donc point en Public es opinions reçües.

Et si parmi les biens nous comptons le repos
Respectons les Puissans, et Ménageons les sots.

Mais dans le labirinthe d’erreurs, et de vices où nous sommes
engagés, il est une Divinité bien faisante bien faisante qui conduit
et console l’Adorateur de la verité et de la Vertu. Divine
Amitié, c’est à toi que nous pouvons nous montrer tels que nous
sommes. C’est dans le sein d’un ami que nous déposons nos pensées
les plus secrettes, et ces idées hardies qui doivent y naître
et y mourir; C’est dans ses bras que nous nous dédommageons
d’une triste contrainte. Alors la Confiance donne de
l’énergie à nos idées, et le sentiment les Enflamme.

Une haine peu réfléchie contre les préjugés Empoison=
nerait nos jours; Elle porterait encore dans la société le trouble
et la desolation: Qu’Armé de l’Eloquence fougueuse de Jean Jacques,
J’ouvre les yeux aux Malheureux Cultivateurs de certaines contrées; Que
<24> Que je leur montre le joug injuste et Barbare sous lequel ils sont
courbés. S’ils ne peuvent secouer ce joug en les éclairant j’ay mis le
comble à leurs misères, et j’ay plongé le poignard dans leurs cœurs.
Mais la rage leur donne des armes, ils courent enfurieux à leurs
Tirans. Bientôt, l’inocent perit avec le coupable, les campagnes sont
ravagées, les villes reduites en cendre, et mon imprudent zèle a fait
les malheurs de l’humanité. Des esclaves revoltés ne suivront
jamais la voix de la justice et de la modération. Ils ont été
oprimés, ils oprimeront à leur tour. Elevés dans la bassesse, leurs
cœurs sont flétris, leurs ames corrompües, et l’égalité ne scaurait
avoir pour eux des Charmes. Ils seront tirans ou esclaves.

Parcourés, Messieurs, les Annales de l’histoire, et vous serés
convaincus de cette triste vérité. Des esclaves, J’en conviens,
eurent quelques beaux momens sous Spartacus, mais ils avaient
un chef, et le chef était un grand homme. C’est aux Puissans de
la terre, me dirés vous, peut être, qu’il faut prêcher l’Equité:
Eh, voudront ils m’entendre? Mais quand mon éloquence
serait assés forte, pour détruire leurs préjugés, deracinerait
elle de leurs cœurs la soif de l’Or qui les ronge, et l’ambition
qui les dessechesse. Ce siecle est éclairé sur plusieurs des
grands objets, en est il pour cela moins méchant?

Ariste regarde comme injuste les droits que nous nous
sommes arrogés sur les femmes, et les Loix qui les autorisent. Il
n’y voit que l’ouvrage de la force, et de la Tirannie; Il
pense même que le sexe le plus aimable, et le plus faible
devrait être favorisé. Mais, quelques doûces récompenses
qu’il put en entendre, il ne publiera point ses sentimens, il
respectera les Loix aussi anciennes que le Monde, et il se
taira en les condamnant.

Dorval fremit, lors qu’il voit des époux outrager l’être
Suprême, jusques dans son Temple, prononcer aux pieds de ses
Autels des Sermens téméraires ou Criminels. Il Condamne une
institution qui fait un devoir Austère, des plus doux plaisirs de
la Nature, qui transforme des Guirlandes des fleurs, en des fers
durs et pesans. Mais tandis que les Loix et la Religion parlent,
il n’elevera point une voix teméraire, et sur tout il se gardera
bien de soulever contre lui les notaires qui signent le Contract, et les
<25> et les Prêtres qui les benissent.

Vous pensés, Damon, que l’union des sœurs, et des frères serait une
union bien doûce, que l’Amour fraternel joint à celui d’Époux leur procure=
rait le sort le plus heureux; Que la même éducation, les mêmes attachemens
Les mêmes interets, et une connaissance parfaite des Caracteres, ressereraient
pour toûjours des nœuds dignes d’envie. La Nature sourit à ce
Tableau, la Revélation même paraît l’aprouver, Vous le regrettés,
Regrettes le tout bas Damon; Bien tôt au mot d’inceste, vous verriés
pâlir tous les visages, bien tôt on vous préparerait des chaines
et des Buchers.

C’est ainsi, Messieurs, que le sage respectera les Préjugés consa=
crés par le tems, et par les Loix. Membre d’une Societé qui les
aprouve, c’est à lui à se conformer à la pluralité des suffrages,
quel que puisse être le sien en particulier. Tout retomberait dans
l’Anarchie, si quelque individu voulait vivre d’après ses propres idées,
et secouer ce qu’il prend pour des Préjugés. S’il existe dans la Patrie du
sage des Loix qui nuisent essentiellement à son bonheur, il passera
ses jours dans la retraite, ou bien il se transportera dans
quelqu’autre contrée. C’est ainsi que tant de français moderés
quitterent une Patrie dont ils ne pouvaient point suivre Les
Loix, tandis que d’autres moins prudens, Moins prudens et moins
Justes, bravaient ces mêmes Loix, les armes à la main.

Si nous descendons dans les societés particulières; C’est encore
avec le plus grand ménagement qu’il faut y presenter le flambeau
de la verité. Son trop grand éclat blesserait les yeux de nos
frères. Souvent même nous serions Criminels en leur ôtant le
bandeau de l’erreur.

Si un Citoyen estimable, un homme honnête, et labo=
rieux consacre à la Poësie ses momens de délassement,
s’il me lit ses vers avec complaisance: Je n’irai point,
second, Alceste lui dire, qu’ils sont faibles, et languissans,
Je flétrirais son amour propre, je le priverais du plus
grand agrément de sa Vie.

Damon a un frère, qu’il croit honnet honnet homme,
il l’aime et l’estime; Mais le frère a l’art de se Masquer
à ses yeux, il a commis une méchante action. Irai-je
chés Damon, lui dire, «Ton frère est un méchant» et le priver ainsi
<26> ainsi pour toûjours du bonheur d’estimer son frère.

Dorimond est le plus heureux des hommes. Sa femme aussi artifi=
cieuse qu’elle est aimable, et belle, sème les fleurs sur ses pas, et lui
cache ses infidelités. Il l’Adore, il croit en être aimé, il le croira
toujoûrs. Si je vais lui montrer sa honte, je blesse son amour propre
je perce son cœur. Après avoir traissé des jours infortunés, il meurt
en maudissant son trop cruel ami.

Plaignons le mortel, à qui la vérité cruelle montre tous les
fleaux qui affligent la triste humanité: Il voit autour de lui ses
frères malheureux gemir sous des maux sans nombre, et il ne
peut les guerir. Il voit Triompher partout le Crime et le mensonge,
il les voit decorés de manteaux sacrés de Septres de Couronnes,
et il ne peut les dépoüiller. Il voit autour de lui le masque de
l’hypocrisie, et il n’ose l’aracher. S’Il tenait toûjours dans ses
mains imprudentes le Cruel flambeau de la Verité, sans doute il
serait le plus infortuné des hommes; Bientôt l’affreuse misantropie,
le dégoût, et l’amertume auraient creusé son tombeau.

Mais la bienfaisante nature n’a point abandonné son
ouvrage, elle n’a point laissé l’homme sans secours, ou proyë
à la Cruelle verité, elle lui a donné une consolatrice. De Concert
avec ses deux aimables filles, l’Imagination et l’espérance, la
douce illusion verse un Nectar delicieux dans la Coupe amère
de la verité.

Ô toy, la plus aimable des femmes! si mes sentimens sont
l’ouvrage de l’Illusion, cette Illusion m’est chère, elle fait mes
délices. Ha! mes amis gardés vous de me détromper! Doûce
et sublime émotion, qui transporte l’homme tendre hors de
lui même, qui lui fait dire «Lors que l’amie de son Cœur
est en danger «Qu’elle vive, qu’elle soit heureuse, et que
je meure» Jamais la vérité ne vaudra ton Illusion.

Ô toi flatteuse illusion de l’amitié continuë à semer des
fleurs sur ma carrière! Que je voïe toûjours mes amis à ta
lumière; Qu’ils ne cessent point aussi de me regarder avec des
yeux prévénus. Loin de nous la triste vérité, qui nous
montrerait tous nous deffauts, et la froide raison qui calculerait
nos sentimens! Mais amis la Verité m’aprendrait à être juste
envers vous, mais l’Illusion me rendra genereux. Auguste

<27> Auguste vérité, je te respecte, et je te crains; Daigne ménager un
homme faible; laisse moi ta Lumière, quand elle troublerait mes plaisirs, et
me rendrait malheureux.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les préjugés respectables, par G. Deyverdun », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [12 avril 1772], p. 22-27, cote BCU, IS 1989 VII/4. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1385/, version du 08.02.2024.
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