,
« Sur les préjugés respectables, par H. de Molin de Montagny », in Mémoires lus à Lausanne dans une Société de gens de Lettres, Lausanne, [29 mars 1772], p. 17-22
<17> Memoire sur les Préjugés,
Par Mr De Montagny
Les premières connaissances que nous acquerons, flattent
si fort nôtre amour propre, en nous aprénant que nous sommes
d’une espèce bien au dessus de la Brutte, qu’elles restent gravées
pour toûjours dans nôtre esprit. On pourrait dire que nous les
regardons comme le sceau qui constate nos droits au titre
d’Homme que nous porterons un jour. Soit que nous ne soïons
point encore fait à la reflexion, soit par la bonne opinion
que nous avons de ceux qui ont eu jusques alors un soin tout
particulier de nôtre conversation, nous adoptons aveuglement
et sans examen ces Iers Principes, qu’ils veulent nous inculquer,
et c’est ce que l’on appelle Préjugés.
Ces principes peuvent par leur nature, être vrais ou erronnés.
Ceux qui sont vrais tels que celui par exemple qu’il y a un Dieu,
sont Toûjours tres respectables, par là même que ce sont des
vérités. Nous ne nous y arréterons pas, ne faisant point l’objet
de la question que Mr Le Président nous proposa mercredy
dernier. Il ne s’agit ici que des préjugés faux en eux mêmes
ou erronnés, et l’on demande s’il peut y en avoir qu’il
faille respecter.
Avant d’examiner cette question, il y a ce me semble deux
observations à faire, l’une sur la manière de considerer les
Préjugés par rapport à la personne qui en est imbüe, l’autre
sur la force du préjugé.
Tout préjugé quoi que faux par sa Nature, ne peut être
consideré comme une erreur, que par les personnes qui n’ont
pas ce préjugé, tandis que pour moi qui en serai rempli, il
sera une vérité, il aura la même force que le principe le plus
incontestablement vrai. Car quel est l’homme qui voudrait
soûtenir le voulant et sachant bien une erreur dont il est convaincu?
De cette premiere observation découle naturellement la
2de C’est que les préjugés doivent être des motifs tres pressans
pour déterminer dans les occasions les personnes qui en sont
affectées, si meme c’était contre leur propre interet. L’experience confirme
<18> confirme à cet égard cette opinion.
Les Turcs par un préjugé fortifié d’un principe de Religion,
croyent à la prédestination la plus outrée. Ils s’imaginent que
quelques précautions que la prudence pût leur suggerer, ils ne
pourraient éviter leurs destinées, et prévenir les malheurs auxquels
ils pourraient être exposés. Voilà certainement un préjugé faux
par sa nature, et qui a chez ce peuple des suites tres facheuses.
Car dans l’opinion où il est, qu’il ne pourrait prévénir la perte s’il
est destiné à perir par ce fleau, bien loin de prendre les précautions
usitees chés les autres Peuples pour empêhcer les progrès de la
contagion, il ni fait pas même plus d’attention que si c’était une Maladie
Ordinaire; Le Père étant mort, dès le landemain le fils va habiter
la maison, se sert des mêmes meubles, révet meme dans le besoin
les habits du défunt, et c’est une des raisons qui fait que ce fleau
règne presque toûjours à Constantinople.
L’Exemple suivant prouvera encore que l’erreur la plus grossière
qui est l’effet du préjugé a de la peine d’être reconnüe comme telle
par ceux qui l’ont succée avec le lait, et prouvera par consequent
la verité de ma 2de Observation.
Dom Sébastien 16e Roy de Portugal étant allé au secours
de Mahoment, contre son Oncle Abdelmalek Roy de Fez et de
Maroc, livra Bataille à ce dernier près d’Alcácer le 4e
Août 1578: Dom Sébastien perdit la Bataille, et y fut sans
doute tué, au moins n’eut on point de ses nouvelles. Quelques
Portugais prétendent que ce Prince ne l’a pas été, mais qu’il est
gardé miraculeusement, et qu’il doit paraître un jour pour
rentrer en possession du Royaume de Portugal. Ce Royaume
déviendra alors un Empire qu’ils appellent le 5me Empire dont
le souverain sera en même tems Empereur et Pontiphe. Les Portugais
ont formé une espèce de secte, qu’on appelle en Portugal Sébastia=
nistes. Ils croïent si fort au retour de ce Roy dom Sebastien qu’on
a vû des contracts de quelques riches marchands qui ont vendu de
leurs marchandises à condition de n’en exiger le payement qu’à son
arrivée. Il est vray que cette secte n’est pas actuellement aussi
nombreuse qu’elle l’était à la fin du siecle passé. Elle existe
cependant encore. Quelle erreur! Il n’y a assurement que la force
du préjugé qui puisse aveugler les personnes qui sont dans ces idees. Voïons
<19> Voions à présent Messieurs s’il est des erreurs ou des faux préjugés respec=
tables, c’est à dire qui soient consacrés par leur utilité?
Il en est bien surement, elles font même en quelque sorte le Soûtien
de la Patrie de celui qui en est imbu. Ce sont ses préjugés qui le font
souvent se dévoüer au bonheur general.
La primauté d’une Nation, sur une autre Nation, est un préjugé
de la dernière espèce, Car enfans d’un même Père, Pourquoi une nation
doit elle être plus considerée? C’est cependant un motif bien pressant pour
chaque individu qui compose la Nation qui aspire à ce dégré d’honeur.
C’est par ce principe qu’il sacrifie tout, pour procurer à sa patrie cet
avantage. Voïés les Romains. Les Assassins de Romulus, dans l’intention
de se garantir de la fureur du Peuple, déclarent qu’ils l’ont vû monter
au Ciel, et quand les quittant ils leur avait prédit que Rome deviendrait
la maitresse du Monde. Dès la seconde Genération cette pretendue
Prophetie devient un préjugé dont est imbu chaque Citoyen qui com=
pose la Republique. De ce principe erroné il jaillit une source
de belles actions. Lisés l’histoire Romaine, et à chaque page
vous y trouverés la verité que je viens d’établir.
L’Egalité entre tous les hommes et l’amour pour la liberté, qui
consiste à ne dépendre de personne, est un principe inné avec
nous, et par consequent vrai par sa Nature. Contraire
cependant au bien de la Societé, qui tomberait en anarchie
avec ce principe. L’on appelle le préjugé à son secours, et l’on
étouffe ce goût pour la liberté, en aprénant aux Jeunes gens
qu’ils doivent obeïr au Prince que le sort leur donne, et qu’ils
doivent être dévoüés à leur service.
Les hommes devraient tous s’aimer comme frères, sans aucun
egard à la difference des Climats, de Mœurs, de Religion. Une
Nation craint elle d’être envahie par une puissance voisine, l’on
tâche de détruire ce goût d’union que les hommes devraient avoir
entr’eux, pour inspirer dans leur enfance aux individus qui
composent la nation une espèce de haine pour la Puissance qui
est crainte. Ce fut là la Politique des Hollandais, lors qu’ils
secouerent le joug de l’Espagne. Pour amuser les enfans à qui l’on
aprend à lire, l’on leur donne des tableaux au dessus desquels se
trouve une lettre de l’Alphabet, qu’ils aprennent ainsi sans s’en
apercevoir. Dans le tems dont je parle, ces Tableaux ne renfermaient que
<20> que des traits de Cruauté des Espagnols contre leur Nation, qu’ils avaient grand
soin de leur expliquer, et qui contribuaient à entretenir cette haine,
qui devait empêcher leurs Tirans de se rendre maîtres des Provinces
qu’ils venaient de perdre par leur faute.
Vous attandés peut être, Messieurs, que je mettrai la Noblesse au
Rang de ces préjugés respectables qui nous occupent à présent. Encore
un moment d’indulgence, je vous en prie, et je vous ferai voir que si
dans son Origine la Noblesse doit être l’objet de nos respects, elle
ne doit plus l’être dans la suite, lors qu’elle est dévénüe celui de nos
préjugés.
Pour trouver cette Origine, il faut remonter au tems de Charlemagne.
Lors qu’un homme avait donné des preuves d’un courage extraordre
dans quelque action contre l’Ennemi; Et c’était dans ces tems d’Ignorance
la seule maniere de se distinguer; Le Prince le créait Chevalier
sur le champ de Bataille, ce qui lui donnait le droit de porter des
armes sur son Ecusson, ou des titres de Noblesse, ce qui est sinonime,
et c’était un acheminement pour parvenir dans la suite à desporter
de confiance, soit, dans les armées, soit dans le commandement
des veilles frontières ou des Provinces interieures de l’Empire. Ces
divers commandemens donnaient à celui qui en était révêtu des
titres differens; Ceux de Ducs, Comtes, Marquis, et Barons. D’abord
ces emplois ne furent que personnels; Mais sous les faibles
successeurs de Charlemagne, les enfans de ces Ducs &c. profiterent
de l’occasion pour regarder les postes qu’avaient occupé leurs
Pères comme leur Patrimoine, et en firent une portion de leur
heritage. C’est ainsi, pour le dire en passant que se sont formés
les divers grands états de l’Allemagne. Ces nouveaux Ducs ne
prirent point d’abord les armes de leurs Pères, ou les Marques
de Noblesse; Ils attendirent à le faire qu’ils l’eussent méritées et
qu’ils fussent créés Chevaliers. Mais dans la suite ces differens
titres et le droit de porter les armes furent confondus, et jusqu’au
dernier individu de la branche la plus reculée, tous pretendirent
jouïr des droits de la Noblesse. Dans les tems plus éclairés les Rois
ont étendu ces marques de leur estime sur les personnes qui ont bien
servi leur Patrie dans quel genre que ce soit, aux gens de Robe
ainsi qu’aux Militaires, et par une suite de l’abus indiqué, cet
honneur a rejailly surtout les Parens de l’homme annobly. Telle est l'origine
<21> l’origine de la Noblesse. On sent combien dans les commancemens
l’on devrait être pénetré de Respect pour un homme qui portait de
si glorieuses marques de l’estime de son Prince. Ce respect devait
naturellement se tourner en préjugé, et préjugé vrai, tant que la
noblesse n’était que personnelle; Mais qui devient faux ou éroné
dès le moment qu’il engage à porter du respect à une persone
qui par elle même ne le merite pas encore. Nous voici donc
revénu à nôtre question, et à scavoir si le préjugé en faveur
de la noblesse est respectable. Je pense que non, puisque bien
loin d’être utile à la patrie, il lui est au contraire tres desavan=
tageux, en ce qu’il détruit l’amour de la gloire, et l’émulation
qui seules produisent les grands hommes. D’Ailleurs les enfans
des hommes avancés par leur mérite ont déjà assez d’avantages.
Ils ont pour eux les exemples de leurs Ayeux, qui doivent sans
cesse être présens à leurs yeux; L’Avantage d’être connus du Prince
qui leur fournira de préference, les occasions de se distinguer;
Tandis qu’un autre homme, qui aura même plus de mérite qu’eux,
ne pourra percer, manque d’occasions de se faire connaître.
Il paraît que les Princes eux mêmes, ont senti combien ses
marques d’estime ont dégenéré, puisqu’ils leur ont substitué
leurs differens ordres, qui ne sont que personnels, et dans
lesquels ils mettent plus de choix, que dans celui de la Noblesse,
qu’ils ont fait même de ce dernier un objet de finance. Les
Prix de chaque grade de Noblesse sont fixés à la Cour de
Vienne; Et il n’y a pas long tems que nous avons vû sur les
papiers publics un Edit de l’Imperatrice, donné dans le
Milanais, qui promet à chaque possesseur d’une certaine
quantité d’Argent designée, un Diplôme de comte, Marquis,
Baron, moïenant une finance indiquée.
Je finirai par cette Anecdote, dont je ne me charge cependant
pas de garantir la Verité. Un entrepreneur de Vivres, qui en
avait fournit à l’armée Imperiale dans la Guerre de succes=
sion, alla à Vienne y exposer ses pretentions, et pressa vive=
ment pour son payement. La Cour fatiguée de son importunité,
et manquant d’argent, lui accorda une certaine quantité de
lettres de Noblesse, écrites dans le stile ordinaire, laissant seulement
en blanc, le nom de celui qui devait ainsi Illustrer sa famille. Nôtre
<22> Nôtre homme s’en retourna chés lui avec ses lettres de Change
de Nouvelle espèce, commença par s’en pourvoir d’une, et distribua
les autres à qui lui en paya le plus.