Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la sensibilité », in Journal littéraire, Lausanne, 06 avril [1783], p. 150v-153

<150v> Assemblée du 6 Avril

Présents Mrs Ritchi Président, Vernede, Bridel,
Levade, Gillies. Invités Mrs Gely, Hope, Bounsen,
Roget Secrétaire.

Question du jour: Que faut-il penser de cette
sensibilité dont on se pique de nos jours
?

Mr Bounsen a ouvert cette Séance en observant
par écrit que cette Sensibilité dont on se pique de nos
jours est très distincte de la vraie, parce qu’elle n’est
ni conforme à la dignité et à la nature des objets, ni
subordonnée à la raison: La vraie sensibilité, a-t-il
dit, ne nous affecte pas plus qu’elle ne le mérite; la
fausse outre les sentimens au delà de la Natureet les dénature.
Celle là est réglée par la raison, celle ci devient,
indépendamment d’elle, le seul principe de nos actions.
De là bien des maux. 1° Elle gâte le gout des jeunes
gens pour la lecture; 2° Elle corrompt le style et l’énergie
des langues; 3° Elle trouble souvent le bonheur domestique,
en ce qu’après le mariage même on ne veut point ni d’un
maris, ni d’une femme, mais toujours des amants tendres,
passionnés, pleins d’égards &c.

Mr Vernede qui auroit pû, mieux que personne,
nous dépeindre la vraie Sensibilité, n’a pas crû qu’il
fut bien utile de s’étendre sur la fausse et d’en
combattre les travers; Il pense qu’entre les 2 oppexcès opposés,
celui d’une Sensibilité outrée est le moins dangereux:
En nous rappellantobservant que le sujet de la Sensibilité
avoit déja été traité, mais sous un tout autre point
de vüe, il nous a rappellé cette ingénieuse pensée
de Mr De Servan que, Toutes les fois que la Faculté
d’agir est proportionnée à celle de sentir, la

<151> Sensibilité produit la force d’ame, et vice v
ersa.

Selon Mr Bridel les Grecs n’avoient pas même de mots
pôur exprimer la Sensibilité et n’en étoient sans doute pas moins sensibles.
Il est triste, a-t-il ajouté, que les mots de Sensibilité et de Sentiment
se trouvent indistinctement dans toutes les bouches: Cela vient
de plusieurs Causes; 1° d’une Cause physique qui fait que nos Corps
foibles et dégénérés cèdent trop facilement à toutes les impressions
étrangeres; 2° d’une Education plus molle en général que n’étoit
celle de nos Peres; 3° de la lecture des Romans, lecture qui
énerve l’ame et ne la 1 mot biffureboursouffle que d’idées chimériques. Ces
remarques ont été égarées par l’exemple d'une ce Papillon qu’un
domestique sensible se faisoit conscience de faire passer par
la fenêtre parce qu’il pleuvoit.

Mr Levade a distingué 2 sortes de Sensibilité, l’une
physique et qui n’a rien de blâmable pourvû qu’elle ne
dégénère pas en excès et qu’on ne l’affecte pas; l’autre
factice et de pure apparence; telle est celle de tant de
jeunes filles qui pleurent en lisant Clarisse et qui sont
de glace à la vüe d’un Mendiant, d’un Malheureux; la
Sensibilité chez elles tient plus à certaines Circonstances
extérieures qu’au fond même du tableau: Elles ne voyent
dans le Mendiant que sa malpropreté, ses haillons, tandis
que l’imaginaire Clarisse ne se représentent à leur esprit
que comme une beauté jeune et touchante. Il y a des
exemples de fils, d’ailleurs gais et folâtresréjouis, qui, sous prétexte
d’une excessive sensibilité, se sont refusés aux soins qu’exigeoient
uneleur Mere souffrante. On ne peut donc se dissimuler que
la Sensibilité n’indique souvent une grande foiblesse,
qu’elle ne dégénère souvent en pusillanimité, et d’autant
plus qu’on aime à en parler et à s’en faire honneur; la
Vertu s’annonce toute autrement, elle veut des ames
fortes et qu' capables de tous les sacrifices: Nos Mrs à grands
et beaux sentimens s’accomoderont-ils de cette morale?

Les idées de Mr Gillies se rapportent assez aux précédentes;
La sensibilité dont on se pare dans le monde n’est gueres, selon
lui, qu’affectation et pure grimace; Elle est fille de l’oisiveté
et de la paresse; elle résulte de l’ambition qu’ont quelques
hommes de ressembler aux femmes même par la foiblesse
<151v> du Physique: Elle est encore l’effet des mauvaises lectures,
du commerce habituel entre gens de sexe different, de
ces causentretiens libres et lascifs qui échauffent, exaltent
l’imagination et font que bien des jeunes gens anticipent
sur l’âge mûr, ruinent leur Constitution et sont vieux
avant le tems.

À ces observations Mr Gillies en a joint de nouvelles.
Il a distingué une Sensibilité de passion et une Sensibilité
de gout; la 1e est un malvice et seroit mieux nommée Irasci=
bilité; telle eut été celle de l’oncle Toby s’il eut tué la
mouche dont il est parlé dans Tristram Shandy: Cette
sorte de Sensibilité est la cause de tous nos maux, aussi
faut-il faire tous ses efforts pour la déraciner et la
détruire. La Sensibilité de gout a pour objet la poësie, la
littérature, tous les beaux arts, les matieres même de raisonne=
ment. Elle a cet avantage qu’environnés des Chef-d’œuvres en tout genre elle ne nous laisse que d’embar=
ras de choix et que pour un objet qui à cet égard nous affecte
en mal, il en est mille dont les sensations nous sont délicieuses.
Cette Sensibilité poussée trop loin produit le mauvais gout
dans la littérature et dans les beaux arts; et nous en sommes bien punis puisqu’à force de rafiner,
nous nous laissons offusquer par de legers défauts, tandis que
les plus vraies beautés nous effleurent
. C’est alors aussi qu’on ne
veut que du mouvement, de la chaleur, qu’on néglige la
partie du raisonnement, qu’on 4 mots biffure le sable ne veut parler qu’au cœur
et qu’avec de très petits moyens on prétend produire de
grands effets.

Le Secrétaire a lû aussi un Chiffon qu’il souhaite
qu’on oublie. Il fait au surplus bien des Vœux pour que
quelque Moraliste veuille traiter ex professo le sujet du
jour, sujet qu’il croit neuf et dont une plume habile
pourroit tirer un excellent parti.

<152> L. S.Le Secretaire ayant été repris par l’assemblée sur ce qu’il n’avoit rien dit de ses
propres idées, s’est empressé de réparer son tort, si c’en est un, en joignant à cet
Extrait le Mémoire suivant.

«Je crois que pour bien répondre à la question proposée, il faut commencer
par s’entendre sur les mots. Il y a d’abord une Sensibilité toute physique; elle dépend
de la plus ou moins grande mobilité de nos nerfs; c’est celle des enfans, des femmes et
en général de ces hommes dont la Constitution est foible ou usée; elle se manifeste
ordinairement par les larmes &c. Mais tel qu'il peut fondre en pleurs que rien n’a
pas moins une ame de glace. Il y a une sensibilité d’amour propre, de cet amour
propre exalté et tendu qui exige toujours trop, qui craint touj. qu’on ne lui
manque, qui met des prix aux moindres choses, qui s’aigrit, s’irrite à la légere et tient
pour une insulte grave ce dont un amour propre mieux entendu n’eut fait que rire.
Il y a enfin une Sensibilité morale: Celle-ci n’a rien qui rassemble aux 2 autres; Elle
est toute entiere dans l’ame, elle n’appartient même qu’aux ames fortes; elle
consiste dans des impressions tout à la fois vives, profondes et durables de tout ce qui
est moralement beau et digne de louange.

Quand on affecte la Sensibilité, il faut croire qu’on ne prend ce mot que dans
le meilleur sens; Voyons donc si tous les Complimens qu’on se fait à cet égard sont bien
mérités. L’affectation qu’on y met me semble déja suspecte; Je suis si sensible, tel
est le mot du jour; les femmes d’abord le font sonner, et puis les hommes, chacun en
devient l’écho, chacun y revient comme à l’envie et croit par là faire son panégyri=
que. Si c’est pour se louer qu’on parle ainsi, que ne dit-on également qu’on a du savoir
vivre, qu’on a de l’esprit, qu’on est aimable? Si l’on étoit en effet sensible, on croiroit
superflu d’en tant parler, on montreroit sa foi par ses œuvres, mais pourquoi encore
y revient-on sans cesse? C’est qu’en général on se vante bien moins des qualités qu’on
a que de celles qu’on n’a pas; On raconte qu’à la Chine, où les faux poids sont permis,
il n’est point de Marchand qui n’écrive sur sa boutique «Ici l’on ne trompe personne».
Tous les Charlatans ne sont pas à la Chine.

Il y a d’autres indices de notre plus ou moins grande Sensibilité; je les reduirai
à 2, nos Ecrits et nos Mœurs: Parlons d’abord des Ecrits du jour. Rien peut-être ne
contribue plus au succès d’un Ecrivain que la force du Sentiment: C’est par là en
particulier que brillent les Orateurs et les Poëtes; quel est en effet leur but? de
peindre et d’émouvoir; pour émouvoir et peindre, il faut par dessus tout sentir et
se pénétrer vivement de son objet, plus on le sent, plus on s’en pénétre, et mieux
aussi l’on parvient à le rendre; Voilà pourquoi les Sauvages eux mêmes nous offrent
des traits de la plus mâle éloquence, pour quoi les plus grands Poëtes remontent à
des siècles très reculés; En tout genre les plus grands Ecrivains ne sont pas ceux qui ont
le mieux observé les règles, mais bien ceux dont l’ame a été forte et sentante.

Essayons de nous juger sur ce principe: Peut-on se dissimuler que chez nous
le Génie des Belles lettres n’ait baissé? Ce n’est pas qu’il ne nous reste encore des
modeles, mais ces Modeles non seulement sont rares, ils le deviennent de plus en
plus: nous n’avons pas un seul grand Poëte; nos 1ers Orateurs sont encore loin des
Bossuets et des Saurins; l’Ode, genre de poësie qui demande le plus d’ame et de
verve, semble ensevelie avec le grand Rousseau; plus de Chefs d’œuvres de théatre,
plus de Romans qui demeurent; la plupart de nos Auteurs copient et copient mal;
l’art chez eux étouffe la nature, le bel esprit y tient lieu du sentiment, et
au lieu de cette touche mâle, de ces traits hardis, de cette marche aisée, de
cette élocution abondante et facile, de ce style simple, animé, nombreux, qui
caracterisent les Ecrits des Anciens, ce qui caractérise les notres, c’est un style qui
sent l’enclume, c’est un air maniéré et précieux, c’est un emploi fréquent des
figures les plus fausses, les plus outrées, c’est l’amour des pointes, des jeux de
mots, des antithèses, c’est un éternel penchant aux subtilités et à l’ergoterie,
c’est un certain ton sûr décidé, tranchant qui n’annonce que de la
<152v> morgue dans l’esprit et de la sécheresse dans l’âme… Est-en à des tels traits
qu’on reconnoit la Sensibilité des Auteurs?

Nos mœurs, 2d tarif de notre Sensibilité: La vraye Sensibilité, telle que je
l’ai définie, ressemble à ces ressorts qu’on comprime, à ces torrens toujours
prêts à se déborder: Elle ne doit donc s’annoncer que par de grands effets, par
des passions fortes, par des explosions, par des écarts. Voit-on que ces
traits nous conviennent? Tant s’en faut: Nous nous évaporons trop
pour que notre Sensibilité acquierre de l’énergie? Il en est de notre
ame comme de ces pièces de monnoye qui se polissent par le frottement,
mais qui perdent en même tems de leur originalité et de leur caractere;
Graces à notre esprit raisonneur, si nous sommes frères, ce n’est plus
qu’à force de nous copier, notre gayeté est rarement celle du cœur; la
nature de nos jeux et de nos ris n’est plus celle qui épanouit l’ame.
Combien même ne se passionnent que froidement! Nous dissertons sur
tout, nous soumettons tout au calcul, nous analysons jusqu’au sentiment; chez
nous le plus noble enthousiasme passeroit pour folie; à la bonne heure que
ce Siècle est peut-être moins fécond en crimes, mais le crime après tout
suppose un ressort qu’il ne faudroit que bien diriger, et si nous mêmes ne
nous rendons plus si criminels, nous distinguons nous d’avantage par nos vertus?

Une grande Sensibilité est ce qui nous dispose le plus à l’amour, à cet
amour tendre, passionné, qu’on ne sent bien qu’une fois dans la vie et dont
tous les vœux secrets tendent à pouvoir légitimer ses feux. Je demande donc
si c’est en vertu de notre extrême sensibilité qu’on voit plusieurs de nous
prétendre aimer dans un âge où le cœur n’en est pas seulement susceptible,
que tant d’autres, jeunes encore, sont si entreprenans auprès des femmes, que
d’autres raisonnent si savamment leur amour et le subordonnent aux plus
légeres convenances, que la plupart changent de Maitresse comme de
Chemise, que plusieurs encensent Plutus au mépris de Cupidon, que
quelques uns encore, trop sensibles apparemment pour entrers’engager dans les liens
du mariage, préferent l’attaquer par des plaisanteries.

Tout Sentiment qu’on généralise perd nécessairement de sa force; aussi
la vraye Sensibilité aime-t-elle à se concentrer, à limiter le nombre de ses sujets;
elle est comme ces verres qui pour augmenter la chaleur, en rétrécissent le foyer;
elle trait les distractions, le tumulte; elle se plait dans la retraite, elle aime
l’intimité, les épanchemens, les confidences… Comment concilier une telle Sensibi=
lité avec la vie des gens du monde; de ces gens à qui il faut de continuelles distractions
et force connoissances, qui préférent aux plaisirs domestiques des plaisirs bruyans,
qui, pour se répandre trop ne s’attachent proprement à personne, qui ne se visitent
qu’à tour et par bienséance, qui craignant de se voir seuls et de trop près, se ras=
semblent en troupe, qui, dans l’impuissance de fournir à la conversation, se
consument au jeu; pour qui la politesse n’est qu’un masque, aux yeux desquels
certains mots dits dans une trop grande effusion de cœur seroient des crimes,
qui redoublent de protestations en raison de ce que leurs cœurs se concentrent,
s’isolent, se resserrent; et, pour tout dire enfin, n’est-il pas plaisant que
le tems et les lieux où l’on parle le plus de sensibilité soyent précisément
ceux où il y a le moins de Religion et de mœurs, où l’on rencontre le plus
de Célibataires et de mauvais mariages, où l’on remarque le moins d’union
dans les familles, le moins d’intimité entre gens du même état et du
même âge, où l’on pousse l’excès du libertinage jusqu’à le mettre en
système et où le souffle brûlant de l’égoisme, étendant de plus en
plus sa malheureuse influence, porte partout la destruction et le
<153> malheur?

En voilà assez, je pense, pour prouver que la Sensibilité dont on se pare de nos jours n’est
qu’un mot, ou que le sens qu’on y attache n’est pas le vrai. Pour remplir le but de la question, il
faudroit voir encore à quoi tient la manie que je viens de combattre et la suivre dans ses
divers résultats: On prouveroit d’abord que dans le monde la plupart des actions qu’on attribue
à une Sensibilité louable et généreuse ne viennent en effet que d’une sensibilité désor=
donnée qui nuit toujours à la 1e et l’exclut souvent: On pourroit montrer ensuite par
quelle espèce de tour d’adresse les hommes les mieux intentionnés prennent là dessus l’é=
change, se vantent de ce qui fait leur honte, tirent vanité de leurs propres foiblesses,
et d’un véritable rien soit physique soit moral, s’en font un voile, un prétexte à de
nouvellescriminelles habitudes. Mais c’est là une tache à laquelle ma plume ne peut suffire,
je me borne à desirer que quelque Moraliste habile cède à la tentation de la
remplir; j’ajouterai qu’un tel sujet est neuf, qu’il tombe à plomb sur notre
esprit et sur nos mœurs, qu’il touche de plus près qu’on ne pense au bonheur
général et que traité avec délicatesse et avec soin, il n’est personne qui ne
pût s’en promettre d’excellens effets.»

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la sensibilité », in Journal littéraire, Lausanne, 06 avril [1783], p. 150v-153, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1374/, version du 23.02.2024.
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