Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur ce qui rend aimable en société », in Journal littéraire, Lausanne, 09 février 1783, p. 141-142

<141> Assemblée du 9e fevrier 1783.

Président Monsr Levade; Ont Assisté Messieurs
Ritchie, De Morrens, Sokologorski, Gillies, Vernède et
Secrètan Actuaire. Invités, Messieurs De Marignan,
Roget, Hopp, Bonsen et Gély.

Question du jour. «Entre l’esprit et le bon sens
quel est le plus propre à rendre véritablement
aimable dans la Societé?
»

Monsr De Marignan trouve la Question trop difficile pour
être répondue sans préparation. Peut être l’homme
d’esprit plaira t’il davantage au premier abord,
tandis que celui de sens ne sera preferé que
lorsqu’on aura formé avec lui une liaison plus
étroite.

Mons De Morrens Ne pense pas que le bon sens
soit suffisant pour nous rendre aimables.

S’il s’agissoit du bien réel de l’individu, de l’avancement
de sa fortune, de l’oeconomie de ses affaires, sans doute
le bon sens lui rendroit de plus grands services que
l’esprit; Mais s’agit-il de plaire dans la Societé,
faut-il contribuer à l’agrément de ces quarts d’heures
si précieux pour ce Siècle frivole, c’est l’esprit seul
qui peut nous donner cet heureux talent.

Pour rendre la question plus saillante, Mr Roget
l’a considerée sous un point de vûë abstrait.
Il suppose deux homes dont l’un n’ait que de l’esprit
et l’autre que du sens. Une imagination
brillante, une grande vivacité, de la pénétration,
ordinairement du goût; telles seront les qualités qui
distingueront l’homme d’esprit. Il se fera d’abord
remarquer, il plaira par ses saillies, par ses mots
heureux; il aura le même droit de nous amuser que
certains foux que nous nous plaisons quelque fois à exciter.
L’home de sens, simple, froid en apparence, quelquefois
pesant sera moins divertissant, peut être même sera
t’il trouvé d’abord ennuyeux! Mais qu’on les
mette à une plus longue épreuve; les défauts
de l’homme d’esprit ne tarderont pas à se faire
sentir. L’essence de l’esprit est de vouloir plaire
à tout propos, d'exciter l'admiration de mériter les
applaudissemens; de là ces prétentions exclusives à
l’amabilité, de là la vanité, la suffisance, tous ces
déffauts qui blessent si fort l’amour propre des autres.
Le talent de saisir les ridicules qui ouvre une
carrière si vaste à l’homme d’esprit, le fera tomber
<141v> nécéssairement dans l’indiscrétion, lui fera comettre des
imprudences; Enfin cet homme si gouté au premier
abord se rendra fatiguant, peut être même insupportable,
tandis que l’homme de sens, plus modeste, d’un
commerce plus sûr, plus égal, saura s’attacher les cœurs
par des liens plus solides et plaira mieux dans le
sens de la Question.

Mr Bonsen observe que les conversations roulent
ordinairement sur des riens, des nouvelles, de
petites anecdotes; tout cela est du ressort de l’homme
d’esprit, toutes ces bagatelles lui fourniront mille
sujets de plaisanterie dont l’homme de sens
dédaignera de s’occuper.

Mr Gély croit qu’on peut distinguer l’art de plaire et
d’amuser, d’avec les qualités qui rendent véritablement
aimable.

Mr Sokologorski remarque que l’esprit diffère suivant
les Lieux. Un home qui passeroit à Paris pour
avoir de l’esprit seroit peu gouté à Pékin, à Constantinople.
Et sans sortir de Paris même, tel home qui y feroit les
délices d’une Societé couroit grand risque d’être trouvé
fort maussade dans une autre. Mr Sokologorsky
compare l’esprit à ces mets piquants qui flattent
agréablement notre palais, mais nous ennuyent à la
longue; le bon sens ressemble au pain qui
fournit un aliment solide dont on ne se dégoute
jamais.

Mr Gillies ne croit pas que l’Auteur de la Question
ait eû en vûë les societés de jeu et les Assemblées
de femes; le bon sens y jouë un petit rôle; il
s’agit ici de la grande Societé du monde; Mr Gillies
s’est declaré le partisan du bon sens qu’il plaçe fort
au dessus du simple sens commun.

Mr Vernède doute qu’on puisse supposer un homme doué
d’un grand sens et denué de la dose d’esprit nécéssaire
pour se rendre agréable dans le monde. S’il falloit
opter entre ces deux qualités, le bon sens lui
paroitroit infiniment préférable.

Le Secretaire n’a rien dit qui Vaille. Il a crû que
l’esprit pouroit bien être une plante du crû de notre
Siècle; il n’a pas remarqué que les Anciens
eussent seulement des mots pour exprimer ce qu’il
nous a plû d’apeller Esprit.

Mr le Président a parû édifié de l’unanimité de
nos suffrages. Il est bien de notre avis;
<142> Il aime à diner avec des foux, de ces gens qu’il
apelle des crânes, la regularité des moeurs est
peu essentielle à la gaîté du repas; Mais s’il
Avoit à se déterminer sur le choix d’un Ami, d’une
Epouse, d’un Domestique, le bon sens est la
première qualité dont il s’informeroit. Il ne veut
donner le nom d’homme de sens, qu’à celui qui
s’est fait une règle constante de l’amour de l’ordre
et de la Vertu.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur ce qui rend aimable en société », in Journal littéraire, Lausanne, 09 février 1783, p. 141-142, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1368/, version du 23.02.2024.
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