Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur l’influence du jeu à Lausanne », in Journal littéraire, Lausanne, 12 janvier 1783, p. 131r-135v

<131> Assemblée du dimanche 12 Janvier 1783.

Presidée par Monsieur Socologorskÿ
ont assisté Mrs le Juge, le Conseiller
Besson, Gilles, Vernede, Levade, Savïer, Verde le Docteur
de Morens, Secretant, Bontzen, Geli,
Secretaire Polier de Loÿs.

Question du Jour Scavoir, Quelle est
l’influence du jeu à Lausanne
.

Mr Socologorsky President a ouvert
l’assemblée par la lecture d’un memoire
où sans vouloir traiter la question par
son point de vüe relatif, il s’est uniquement
ataché à indiquer d’abort quels sont les
inconveniens du jeu en General, et ensuite
quels en sont les avantages. Pourquoi
faut il que touttes les jouissances des homes
degenerent en abus, le Jeu d’abort inventé
come une recréation, inocente ne tarda pas
à se corrompre. Il absorba bientôt tous
les autres gouts, celui de la conversation
surtout qui devroit faire les delices d’Etres
pensans et doués de la parole, il fit
perdre un temps precïeux, il enfanta
l’avarice, et la necessité d’avoir de l’argent
comptant jointe aux pertes frequentes du
Joueur nuisirent souvent à sa bienfaisance.
Les Asiatiques toujours desinteresses dans
leurs jeux nous reprochent avec raison de
faire d’un vil interet le principal mobile
des notres, enfin nos jeux s’oposent trop
souvent aux éxercisses en plein air si necessai=
res à la santé. Passant ensuite aux
avantages du jeu Mr Soc. remarque qu’il
contribüe à lïer et entretenir la Societé, en
absorbant les esprits il éteint le gout de la
medisance; C’est le jeu qui entretient la sobrieté
puisque dans les Paÿs où l’on ne joue pas, les
heures de loisir sont emploïees à manger et boire.
<131v> Il arive aussi dans les grandes Villes que les
Jeunes gens entierement livres à cette passion
forment moins d’entreprises contre l’inocence
des Jeunes Persones. Dans les Cours la dis=
tribution des cartes est le signal de l’égalité
la Presence du Souverain ou de quelque grand
imprime la contrainte sur tous les Courtisans
chacun d’eux ocupes à saisir les regards ou les
paroles qui peuvent leur etre adressées,
craignant d’ailleurs de manquer aux loix
minutieuses de l’étiquete, atendent avec
impatience l’instant de se metre au jeu
les tapis verds semblent confondre les rangs
chacun se met à son aise et se croit l’égal
du reste de la Compagnïe ou oublïe pour
quelques instans le poids des chaines que l’on
porte: Enfin le jeu ce miroir de l’ame
inspire au Jeune home la crainte de laisser
penetrer ses deffauts, il essaïe de reprimer ses
mouvemens d’humeur d’avarice, d’envïe, il naitra peut etre
de ses efforts, l’heureuse habitude de se vaincre
dans de plus grandes affaires.

Mr de Morens tres content de la tolerance
de Mr Socki la loue sans reserves. Tandis
que Mr Verdeil blame jusques aux avantages
que Mr Socki a fait valoir, ils ne sont
meme qu’une suite de l’abus du jeu, S’il éteint
les autres passions c’est que lui meme en est
une des plus violentes, eh qui ignore les exces
où il porte le joueur ruiné, effrené, qui veut
à tous prix ratraper son argent: Ici Mr Socki 
prend la defence de son mémoire, il n’a point
voulu parler d’un Joueur devenü éscroc, c’est
pour le vrai bien d’un Jeune home qu’il veut
oposer cette passion aux autres plus difficiles
à éteindre, Il n’en est aucune s’ecrie Mr Verdil
<132> qu’on ne puisse mieux parvenir à deraciner
la jouissance qui affoiblit insensiblement les
autres ne fait qu’irriter celle cÿ, et loin de
rassurer sur l’empire des autres passions, il n’est
par exemple que trop à craindre que la Joueuse
ruinée ne soit bien facile à seduire: Quel parti
tirer du Joeur il a tout son esprit dans sa bourse
le Libertin aimable n’est il pas bien preferable,
Felicitons nous de ce que le gout des coterïes
semble succeder dans notre Ville à celui du
jeu et des grandes societes, l’esprit ÿ trouvera
son compte, il faudra paÿer de sa Persone.

Mr Bontzen se plaint du manque
d’unité dans le memoire de Mr Socki loin de
faire conoitre le bien et le mal qui resultent
des grands jeux de hazard, ou les avantages et
les inconvenïens des jeux de Societé, la 1ere partïe
du memoire ne traite que des dangers du gros
jeu et la 2de que des avantages du jeu de Societé.

Mr le Juge propose la question scavoir
si le gout moderé du jeu qu’il aprouve n’entraine
pas facilement l’abus qu’il deteste; En attendant
la decision il maudit l’imbecilité de Charles 6.
et l’imagination de l’inventeur des cartes; Le
Jeu nuit essentielement aux moeurs et à l’esprit,
aux moeurs, il enfante la cupidité, l’avarice,
l’oisiveté, l’heureux Joueur se fie à ses ressources
si le malheur survient il se corompt. Quant
à l’esprit, le jeu éteint l’emulation, assuré
d’etre bien reçu dans le monde dès qu’on scait
meler les cartes, le Jeune home ne fait aucun
effort pour cultiver ses facultes, et pour plaire.
Loin de souffrir de l’abolition du jeu les plaisirs
ÿ gagneroient, on verroit les exercisses du corps
maintenant abandones aux dernieres classes des
Citoïens, ramener la santé, et la gaïeté que les
cartes ont fait perdre, Deja leurs funestes influances
se font aperçevoir chez les François, cette nation
jadis la plus enjouée de la terre.
<132v> Et chez nous est il rien de plus enuïeux que
nos Jeunes gens. Il est cependant à craindre
que les coterïes qui succederoient au jeu ne
degenerassent bientôt en abus d’esprit, les Hotels
Rambouillet et les Dames Geofrin auroient sans
doute des Successeurs, loin d’en etre intimide

Mr le Juge les attaquera et les combat avan=
tageusement avec les armes du ridicule.

Avant cette vigoureuse sortïe contre les
cartes Mr Vernede les benissoit les envisageant
come un lïeu qui réunit les Habitans de cette
Ville.

Mr Levade se desespere, il n’ÿ a pas longtemps
qu’il a pris le gout du jeu, et bien qu’éffraïé
de ces terribles consequences, il regrette son
argent perdu, dès qu’il l’aura ratrapé il promet
de penser serieusement à s’amender, le plutot
sera le mieux aussi il prïe Mr le President
de lever l’assemblée, afin qu’il puisse ariver à
temps au jeu usé où il est atendu.

Le Secretaire voit avec peine qu’une
question proposée dans un but Patrïotique
et qui devoit nous éclairer sur les avantages
et les inconvéniens que les Lausanois doivent
esperer ou craindre d’une occupation qui remplit
une si grande partie de leur éxistance, que
cette question dis je n’ait produit que des genera=
lités, et que son point de vüe relatif soit resté
sans reponse: Ce Secretaire qui n’a gueres reflechi
sur rïen n’hazarderoit point ses idées décousées
sur un sujet si interessant s’il ne pensoit que
lorsqu’on nous fait une question il est stricte=
ment plus honete de repondre quelque chose
que de ne point repondre.

<133> On convient generalement que le sejour des
jeunes Etrangers de qualité est tres utile à notre
Ville, Or je pense qu’à leur égard les petits jeux
de comerce sont un devoir essentiel d’hospitalité
la pluspart ne conoissent pas notre langue
ce qui ne les empeche pas de faire dans nos
assemblées leurs premiers élemens d’usage du
monde, ils aprenent ainsi à se presenter, à
rompre insensiblement leur timidité, cesAvantages
tant si essentïels pour des jeuns gens destines
à vivre dans les Cours ou dans le grand monde
et qu’on obtient qu’imparfaitement si l’on ne s’ÿ
prend de bone heure, Passé vingt ans on n’aprend
plus à se produire avec aisance, le sentiment
peinible de la gaucherie done alors une timidité
insurmontable, et peut empecher à jamais de
deploïer des talens qui moins superieurs feroient
la fortune de celui qui scauroit les produire
avec graces: D’abort silencieux, embarasses durant
leurs partïes nos jeunes Etrangers n’ÿ perdent pas
leur temps, le babil de nos Jeunes Dames est
pour eux une excellente leçon de françois
afin de prevenir en leur faveur ne pouvant ou
n’osant parler, ils s’étudient au moins (come l’a
remarqué Mr Socologorskÿ) à maitriser leurs petits
deffauts, insensiblement ils acquerrent l’usage du
monde et de la langue, et finissent quelque fois par
faire les delices de ces mêmes societes qui d’abort
les ont toléres par politesse. De retour chez
eux leurs Parens charmes de la tournure et des
agremens qu’ils ont acquis, celebrent l’éducation
Lausanoise, vantent notre politesse, nos prevenances.
Et nous voÿons ainsi se succeder laune foule de Jeunes
gens de touttes les partïes de l’Europe. Substituer
à nos assemblées de jeu les coterïes d’ésprit, les
Jeunes Etrangers n’ÿ seront point admis, et s’ils
l’etoient ils n’auroient jamais un mot à dire
ne comprenant rien au jargon de la coterïe, embarasses
restant dans un morne silence, ils s’ennuïeroient
autant eux mêmes
<133v> qu’ils seroient inutiles et importuns aux autres.
D’ailleurs (qu’il me soit permis de le dire) j’ai
toujours vü les Coterïes d’esprit de veritables
Tÿranïes, Un Coryphée, ou deux au plus seuls
écoutes, seuls admires, laissent tous les autres
dans l’humiliation, et qu’on ne dise pas que
l’hemulation les rendra aimables, il s’en faut
bien que chacun puisse devenir, ou puisse
acquerir le ton decidé, et mordant qui lui feroit
prendre le Crapin ou le metre au niveau du
Coryphée de la coqu coterïe. Quelques uns trop
paresseux pour faire de grands efforts se sentant
l’inutilité de ceux qu’ils ont fait, le plus grand
nombre incapables de reüssir faute de talens
tous d’un comun acord laisseront les merveilleux
en
session plenière des oreilles femelles qu’ils
ont engouées: Ce n’est que dans les grandes
Villes où les coterïes d’esprit peuvent se soutenir
celui qui n’y aporte pas des vers ÿ aporte la nouvelle
du jour un autre parle du spectacle, un autre
du gouvernement des intrigues de cour, un autre de la guerre, des arts,
des nouvelles productions, des modes, chacun enfin
peut sans peine se faire valoir; Un seul bon
mot fera dix jours de suite la fortune de son
auteur qui le promenera dans dix coterïes
differentes, à Lausane où l’on reste attaché à la
meme le bon mot n’est qu’une fusée il faudroit
pour entretenir l’admiration une fecondité
surnaturelle, On a sur un grand théatre mille
ressources de conversation dont nous n’avons
aucune; Il faut donc que le Coriphée de la
Coterïe Lausanoise s’alambique sans relache
l’esprit sous peine de tomber lui et tout son
auditoire dans une langueur profonde. Et que
ferons nous nous autres de la foule, il n’ÿ a
plus de cartes, le spectacle est parti; et le climat
trop froit pour nous permetre en hÿver les exercices
<134> du corps qui toutte l’anée fairoient les delices
de la Jeunesse Grecque et Romaine, nous chassera
dans les tabagïes où nous courrons grand risque
de devenir crapuleux: Certes les jeunes Etrangers
n’avoient pas besoin de venir de si loin pour
aprendre à fumer et boire: Que ne les menés
vous nous dira t’on dans les assemblées de Jeunes
Dames, où ils aprendront sans peine à faire
tout plein de petits jeux d’esprit qui n’en
demandent point, et puis au colin maillard,
à la main chaude, au cul d’esprit &tcra 
Tous ces petits jeux repondrai je, demandent
et amenent necessairement une familiarité
qui dans peu, pourroit faire regreter aux Parens
d’avoir aboli ces tables quarées qui mettoient une
distance honete et necessaire entre leurs filles
et ces jeunes Etrangers, il pourront regreter
ces deux lumieres placées aux deux bouts de cette
petitte table qui éclairoient jusques aux regards de
leurs filles et qui forçoient les Jeunes homes à la
plus grande décense, ils pourront regreter la
tranquilité de ces assemblées de jeu qui leur
permettoit de partager les plaisirs de leur filles
sans les gener, et sans les perdre de vüe; Mais
depuis qu’il n’ÿ a plus de cartes il n’ÿ a aucune
tete de 40 ans qui puisse soutenir le bruit
d’une societé de jeunes gens, d’ailleurs la presence
si necessaire des Parens en baniroit sans retour
cette liberté, cette gaieté qui en faisoient les seuls
charmes, Et nos jeunes gens contrains, enuïes
retourneront dans leurs tabagïes; Qui feront ils
donc en attendant la belle saison je ne doute
pas qu’ils n’ÿ inventent les cartes et que dans
peu tout ne rentre dans l’ordre actuel: Les
exercices du corps tant recomandes par Mr
le Juge demandent une Jeunesse nombreuse et
la jeunesse Lausanoise est presqu’éteinte, ces
jeux salutaires il est vrai pour la santé ne
<134v> ne rendroient ils point aussi remuans
ambitieux turbulans des homes destines par
la forme de notre gouvernement à une douce
oisiveté et à la tranquilité la plus
profonde; les Grecs et les Romains avoient
des Heros à former, il s’agissoit pour eux
ou de resister à la puissance formidable
des Rois de Perse et de Macédoine, ou de
conquerir la terre entiere, il falloit donc
emploïer ces grands moÿens de l’emulation
et des exercisses violens pour produire des
homes surnaturels; tandis Helas que les
notresnos jeunes gens pour le plus grand bonheur de notre
societé si petite, si oisive, si tranquile
doivent rester bien paisibles, point ambitieux
afin de vegeter doucement satisfaits de
leur heureuse destinée. Et meme dans
le reste du monde on fait plutot son
chemin par les agremens de la persone
que par la force du corps, la vigueur et l’inquietude de
l’esprit aussi est il certain que nombre de
nos compatrïotes doivent leur fortune dans
l’Etranger à l’usage du monde qu’ils avoient
aquis dans nos Societes de femes, Le jeu empeche
t’il d’ailleurs ceux qui sont aimables de se
faire valoir et d’etre distingues, nous avoÿons
chaque jour les la preuve du contraire
ils font rire leurs partïes et Mr le Juge
plus que persone ne scauroit le nïer, le
jeu ne dure que de 4 heures à 9 jusques
à ce tempsmoment là qui est ce qui les empeche
de plaire et d’etre écoutes; N’est il pas de
l’equité d’un Gouvernement Republicain
qu’il ÿ ait au moins deux heures par jour
où celui meme qui n’a point d’esprit puisse
signifier quelque chose; Peut etre trouvai je ici
<135> la raison pourquoi les scavans et les
Philosophes ne jouent point, ces deux
heures d’égalité leur font ombrage, ils
craignent peut etre aussi de laisser penetrer au
jeu ces petites foiblesses ces deffauts si eloignes
de leur sublime Philosophïe, et qui feroient avec
leur reputation un disparate si tranchant.

Tout est il donc excellent au jeu
de Societé, et faites vous de cette question
une apologïe sans melange de critique?
À Dieu ne plaise je trouve au contraire
que nos jeux les plus ordinaires come la Valle
le loup &ra ont si peu de combinaisons et
d’agremens par eux memes, ils sont d’ailleurs
si considerables par rapportrelativement à nos fortunes que
je suis humilïé de penser que le plaisir
que nous esperons chaque jour est inseparable
de la peine, du chagrin qu’éprouveront ces bons
Amis à qui nous montrons d’ailleurs tant de
desinteressement et de bienveillance, et c’est là
une contradiction morale, ou aparente que je
n’aprofondirai pas. Loin que nos partïes soient
égales plusieurs ne jouent que leur superflu
contre leurs Amis que l’usage forcent d’hazarder
leur neçessaire, les premiers deviendront durs et
peu délicats, ou trouveront une égale peine
à gagner ou à perdre, et malheureusement il
n’est que trop permis de croire à leur dureté
puisqu’à l’envi chacun fait ses efforts pour
augmenter les jeux memes qui seroient asses
piquans sans ÿ joindre au vil interet, en
faut il s’etoner que nous n’aÿons plus de
gaieté depuis que le jeu est devenu une affaire
qui inflüe sur notre bien etre: Coment n’avoir
pas le cœur serré en voÿant une Jeune fille
à la fin d’une partïe où elle a eté entrainée malgré elle
vuider jusques au fond sa petitte bourçe et
chercher dans ses poches en rougissant de quoi
completter la perte qui la ruine pour le reste du mois.
<135v> J’avoue encore que je ne comprens pas
coment les gouverneurs des jeunes Etrangers
permettent à leurs éleves cette triste partïe
de comerce, où les jeunes gens divises par
langues donent l’images des humains batissant
la tour de Babel, presser les uns contre les
autres autour de cette longue table, poliçonant
ensemble, ils n’obtienent aucun des avantages
qu’ils pouroient retirer de nos Societes.

Tous ces petits inconveniens des jeux de Societes
pouroient aisement cesser, en diminuant
infiniment l’interet pecuniaire de ces jeux
et en n’admetant que ceux qui sont asses
agreables et piquans pour interesser par eux
memes. Apres tout ce que je viens
de dire sur la question on voit asses que
loin de des vouloir banir les cartes des Societes
Lausannoises je desirerois seulement en modi=
fier l’usage, et qu’alors je regarderois la
recréation qu’elles nous procurent come
tres conformes à nos circonstances Civiles
Morales et Politiques. Polier de Loÿs Secretaire

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur l’influence du jeu à Lausanne », in Journal littéraire, Lausanne, 12 janvier 1783, p. 131r-135v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1364/, version du 21.02.2024.
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