Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la peine de mort », in Journal littéraire, Lausanne, 15 décembre 1782, p. 120v-125v

Assemblée du 15e Xbre 1782.

Président M. Levade, Sécretaire M. Verdeil

Présens M. le Prince Michel de Golizyne, Messrs
Sokologorsky, Rictchi, & Vernède, Membres
de la Société, et M. le Comte de Razoumowsky,
M. M. de Marignane, Hope, Sayer & Gely
invités.

La séance a été ouverte par un Discours
de recéption que M. Sokologorsky a bien voulu
faireprononcer, quoique ce ne soit pas une affaire
j obligatoire dans notre Société. Ce Discours
plein de modestie, marque certaine du
véritable mérite, a fait un très-grand
plaisir à toute l’assemblée. On en a
également admiré la sagesse & le style.
Les pensées sont de touts les pays, aurait
dit Montagne; mais il aurait été eton=
né, comme nous, qu’un étranger put
écrire avec autant de pureté, dans une
langue qui ne parrait avoir aucun
<121> raport avec celle de son pays. Nous
croyons devoir observer ici, que Messieurs
les Russes nous ont donné plusieurs
preuves du soin véritablement flatteur,
avec lequel ils étudient notre langue.
Personne n’ignore que la charmante
Epitre à Ninon par M. le Comte de
Schuvalow, fut attribuée lorsquelle
parrut, au premier écrivain de la
France.

La question, si le Droit de punir
s’etend jusqu’à la peine de mort?

a occupé ensuite la Société.

M. Sokologorsky a traité de ce sujet
intéressant, dans un Discours écrit
comme celui de sa reception. Il établit
d’abord cette vérité incontestable selon
quelques auteurs, & contestée par d’autres,
c’est que l’homme porte dans son
coeur le sentiment du juste & de
l’injuste, et qu’il pourrait se passer
des loix, si exempt de passions (ce qui
n’est guères possible) il ecoutait sa voix
interne & la prenait pour guide. Nos
loix dit, M. S., sont une copie qu’on
a tiré au hazard sur l’original écrit
du doigt de Dieu dans le coeur de
l’homme. Si cette idée n’est pas
neuve, elle a certainement le mérite
d’etre présentée d’une manière piquante,
et c’est beaucoup dans un siècle, où les idées
<121v> idées neuves ne se trouvent pas facilement.

Mais la société a-t-elle le droit de
punir de mort? M. S. se décide pour
l’affirmative. Il pense que les individus
qui composent la société, lui ont donné
ce droit par cette espèce de concession tacite
qu’on apelle le contrat social; mais il
n’a pas montré comment en ne sacrifiant
dans ce contrat que ces plus petites portions
possibles de leur liberté, il a pû se faire
que le sacrifice de la vie, le plus grand
de touts les biens, y fut compris. Il trouve
aussi, que ce droit est juste, parce qu’il
est fondé sur le talion, qui selon lui,
n’est pas contraire à l’équité naturelle.
Il parroit au sécretaire qu’on aurait pu
observer que le talion étant plustot
une affaire de passion que de justice,
il ne pouvait être appliqué au droit
de la société, qui doit punir sans passion,
dans le but unique d’empécher le cou=
pable de nuire désormais à la société,
& de détourner ses concitoyens de com=
mettre des crimes semblables.

Cependant, quoique le droit quàde
la société de punir de mort, parraisse
incontestable à M. S. il croit qu’il l’en faut de
<122> de beaucoup qu’elle doive l’employer.
Ses idées se raportent, à cet égard, aux
principes de M. Beccaria, & de touts les
phylosophes modernes qui ont écrit
sur les loix criminelles. Mais Ce discours
de M. S. a le mérite particulier de se
fonder sur l’expérience, l’oracle &
la maitresse de toutes les vérités
physiques & morales & physiques.
Cette expérience a montré dans les
vastes empires etats de la Russie. 1°
que la société a retiré, dans bien des
cas, une utilité marquée des indi=
vidus dont elle auroit été privée
par la peine de mort. 2° qu’une foule
de malfaiteurs exilés en Sibérie, y
sont devenus gens de bien, par l’effet
puissant des circonstances, & la force
de la nécessité et 3° que ces crimes ne
sont pas plus fréquents en Russie
depuis qu’on y a aboli la peine de
mort, qu’ils l’étaient auparavant.

Ces observations valent mieux, sans
doute que les plus beaux raisonne=
mens, et un ouvrage uniquement
destiné à établir leur évidence d'aprèssur
un relevé des régistres publics, serait
le présent le plus précieux qu’on put faire à
<122v> à l’humanité. Il serait digne des soins
de l’Impératrice qui règne avec tant de
gloire & d’humanité, sur le plus vaste
empire de l’Europe.

M. de Marignan a bien voulu lire
ensuite un Discours sur le même sujet.
Après avoir remarqué que l’homme est
un être bien extraordinaire, bien diffi=
cile & gouverner & sans doute bien à
plaindre, il a fait un tableau rapide
& énergique de son histoire. Ce tableau
qui nous a fait reconnaître une plume
exercée & éloquente dans celle de M.
de M. prouve par ses resultats, dirai-=
je consolans, que l’homme est presque
toujours le jouet des circonstances, et
que s’il cesse d’être doux et humain
pour se livrer à des excès qui le rendent
quelque fois digne de la mort, on doit
moins lui en attribuer la faute, qu’à
ceux qui se sont chargés du soin de le
gouverner.

M. de M., aidé du flambeau de la
phylosophie, cherche dans cette histoire
de l’homme quelque moyen qui puisse
mèner le législateur à l’humanité. Déja
dit-il, sa voix plaintive s’est fait enten=
<123>dre à toutes les nations, et elle à
pénétré jusqu’au trône des Rois.
Voici ce qu’il pense sur ce sujet:
Il est un axiome universellement
reconnu, c’est que la force & la tran=
quillité des états consiste dans le
nombre d’hommes, & dans l’attention
scrupuleuse à les conserver. Deux
moyens conduisent à ce but; l’un
est de chercher à les rendre meilleurs;
l’autre de ne les point livrer impru=
demment à la main des bourreaux.
Cependant, quoique l’idée de la peine
de mort répugne selonde l’aveu même de M. de M. à toute
ame sensible, il croit pourtant qu’il
est des circonstances souvent des
occasions où il n’est guères possible
de pouvoir s’en dispenser. Il pense donc
qu’il faut conserver la peine de mort
dans l’exercice de la justice, mais qu’il
convient de ne pas s’écarter autant
qu’on le fait dans bien des pays, des
bornes prescrites à cet égard par l’équité
& la prudence. Qu’il nous soit permis
d’observer, & nous le ferons avec regret,
que M. de M. est ici d’une opinion con=
traire à cette vérité souvent démontrée
& qui semble s’introduire partout aujourd’hui c'est
<123v> c’est que la peine de mort n’est auto=
risée par aucun droit, que dans l’etat
ordinaire de la société elle n’est ni utile
ni nécessaire, & que s’il est un cas où
elle puisse etre employée, c’est lorsqu’un
individu quelconque, privé de sa liberté
a encore des relations & une puissance
qui peuvent troubler la tranquillité
de la nation, et produire une revolution
dans la forme de gouvernement
établie. Quoi qu’il en soit, M. de M.
observe, et avec raison, que tout est
plein d’inconséquences & barbarie
dans le cahos des loix criminelles. On
punit également la fille qui détruit
son fruit, & celle qui l’expose; on traite
l’homme d’honneur forcé par le préjugé
à se battre en duel, comme le lâche
assassin qui attend son ennemi dans
un endroit écarté & profite de sa
sécurité pour le tuer; le vol de quel=
ques sols, nécessité par la faim, est punit
comme l’assassinat. Ces considérations
bien propres à émouvoir un coeur
droit & une ame sensible, donnent
<124> une nouvelle énergie à l’éloquence
de M. de M. Dans son enthousiasme Il s’adresse aux Princes de
la terre, pour les conjurer d’employer les
moyens qu’ils ont en main pour empé=
cher les crimes; il les exhorte à ne s’écar=
ter jamais dans leurs jugmens, des
principes de la modération & de la
prudence; il les conjure surtout, de
se garder de reveiller la férocité en=
dormie des hommes, par des spectacles
sanglans & trop repettés. M. de M.
termine son discours par ces mots trop
flatteurs & trop consolans, pour n’être pas transcris
en entier. «S’il est un gouvernement
qui approche le plus de la perfection, celui
que je propose pour modèle, c’est le vôtre,
braves et dignes helvetiens! Le courage
mâle & intrépide de vos ancêtres, sut
s’affranchir du joug de la tyranie, et vous
mit en possession du plus beau pays de
l’univers. À l’ombre des Lauriers qu’ils
vous ont amassés, vous carressés les
muses, & vous voyez murir au sein de
la paix, les moissons & les fruits que
vous avez soignés. Héritiers de leur façon
de penser aussi noble qu’élévée, vous
en avez conservé le nerf & la douceur. Vous
<124v> Vous méprisés l’esprit de conquête, et par
l’aménité & la simplicité de vos moeurs,
vous vous faites chérir & respecter de vos 
voisins. Je vous entens quelquefois vous plain=
dre du sol ingrat que vous cultivés. Que
le souvenir qu’il n’est point de félicité
complette vous console! Vous avez des bras,
vous êtes vertueux, vous êtes libres; Ô mes
amis! n’êtes vous pas heureux?» Helas!
ce n’est pas de l’ingratitude de notre sol
que nous nous plaignons! M. de M. ignore
peut être que nous gémissons sous une
loi de sang; il ignore que lal’atroce constitution
criminelle & atroce de Charles V
dispose de nos fortunes, de notre liberté,
de nos vies, de notre honneur; il ignore
que la question, n'est non seulement
n’est point abolie, mais qu’il émane
tous les jours du tribunal des Peres de
la patrie, l’ordre épouvantable d’em=
ployer ce moyen à la fois atrôce & ab=
surde. Nous vivons sous un gouver=
nement qui a une foule d’avantages
dont nous connoissons tout le prix; mais
nous gémissons de voir qu’une fausse
terreur pour ce qu’il apelle des inovations,
lui fontfait conserver avec respect un trop
<125> grand-nombre de ces préjugez que les
siècles de barbarie ont enfantés…
Au reste le Discours de M. de M. a fait
un très-grand plaisir à la Société,
et elle l’a déposé avec empressement
dans ses archives.

La question ayant été ensuite
débattue entre les membres de la Société L.,
ils se sont réunis à conclure, que le
Société n'a droit de punir ne pouvoit
pas s’étendre jusqu’à la peine de mort.
En effet, la morale politique doit être
fondée sur les sentimens inéffaçables
du coeur de l’homme. Ces sentimens
sont, que chaque individu voudrait,
s’il est possible, que les conventions
qui lient les autres, ne le liassent pas.
Si donc le droit de punir de la société
est fondé sur le sacrifice que chaque
individu fait volontairement d’une
portion de sa liberté, il est clair que
chaque individu n’a sacrifié que le
moins qu’il a pû de sa liberté, et qu’il
n’aura pas engagé sa vie lorsqu’il aura
pu faire autrement. Ainsi, s’il est
prouvé que la peine de mort n’est inu
pas nécessaire, il est clair que les homes
ne sont pas censés d’y être soumis, et que
<125v> et que la société n’a pas le droit de
l’infliger. Or il parroit qu'il a qu’il est
démontré que cette peine n’est ni nécess=
aire ni utile. On a fait à cette occasion
la lecture d’un chapitre de l’ouvrage
de M. Servin, qui vient d'être couronnéproposé à
par la Société économique de Berne.
Cette vérité y est mise dans toute son
évidence, et avec des détails dans les=
quels aucun auteur français n’etait
entré jusqu’ici.

Le président a choisi pour la question
qui doit être traitée dans 4 semaines

Déterminer en thèse générale, si l’étude
des langues mortes est préférable à celle
des langues vivantes, & vice-versa.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la peine de mort », in Journal littéraire, Lausanne, 15 décembre 1782, p. 120v-125v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1361/, version du 21.02.2024.
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