Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les poètes vaudois », in Journal littéraire, Lausanne, 24 mars 1782, p. 104-108

Du 24e Mars 1782

Pres. Mesr Kütner Presid. Gillies Sec.
De Montolieu, Constant, Levade, De Saussure
Juge, Bridel, De Montagny

Question du jourPourquoi le Païs de Vaud produit il
si peu de Poëtes?

Mr Bridel y a repondu en rappellant
à la Societé une autre Question dont elle
s’etoit occupée le 19e Aoust 1780, & qui a une
intime liaison avec celle cy, savoir si les Suisses
n’ont pas une Poësie Nationale & quelle
doit être cette Poësie
? Mr Bridel la traitta
alors fort en raccourci & y a donné aujourd’hui
plus d’etendüe, ce qui a procuré à la Societé
un nouveau plaisir. En voicy les idées principales,
qui nous feront que d souhaitter d’avantage que
l’Autheur veuille bien enrichir notre Portefeuille
de la Pièce entière.

<104v> Il prouve d’abord par le fait que la Suisse
peut produire de très bons Poëtes, puisque
la partie allemande compte les Haller &
les Gessner, & recherchant ensuitte ce qui constitue
la Poësie & le Poëte, il en trouve tous les traits
essentiels dans notre Païs; La Poësie, dit il,
consiste principalement à affaire à peindre
à l’Imagination des Objets interessans par des
Images fortes & justes, et quel Païs en
fournit plus que celui cy par tous ses sites
pittoresques, ses Alpes, ses Montagnes, ses
Côteaux, ses Forets & ses Lacs? Il entre ensuitte
dans la détailrecherche des secours que ce Païs peut
fournir au Poëte & il en trouve beaucoup

Des sujets à choisir Dans le choix des Sujets

Dans celui des Comparaisons

3tio Dans celui des Episodes

4to Dans le style même

5to Dans les Détails; C’est surtout icy, dit il,
que le Poëte Suisse peut se distinguer:
Où trouver plus de beautés & de Scènes Pittoresques
dans un Païs si peu etendu? Dans quel
le Lever de la Lune est il plus beau, les
Jeux de la lumière & des Ombres plus variés?
Nos Torrens tantôt tranquilles, tantôt impétueux,
nos Lacs tour à tour calmes & soulevés par
les Vents, Des forets plus majestueuses? Et
Mr B. conseille surtout au jeune Poëte de
s’y enfoncer souvent; il veut aussi que pour
savoir ce que c’est qu’une Tempête il aille
l’etudier dans les Vallées profondes des Alpes.
<105> Rien de plus aisé, suivant Mr B. au moïen de
tous ces secours, que de sortir de notre indolence
Poëtique & de ne plus meriter ce reproche
La Nature a tout fait pour Nous
Mais nous négligeons la Nature :

Combien de morceaux intéréssans, dit il, n’avons
nous pas à faire?

Les Saisons des Alpes si différentes de celles
de Thompson ou de St. Lambert, & d’autant plus
piquantes, que les details en seroient moins
connus.

Les Nuits des Alpes: Quel charme n’y régneroit
pas, pour peu qu’un Poëte fut sentimental,
sans être hypocondre?

3tio La Romance Nationale si chère à tous nos
Voisins; Lavater y a deja travaillé en allemand
avec un succès brillant.

4to L’Eglogue Nationale nous manque encor en
Francois; Et quelles Scènes naïves nous offrent les
Habitans des Alpes, leurs Moeurs simples, leurs Fêtes,
leurs Amusemens, leurs Amours?

Je ne parlerai point du grand Ouvrage qu’il
y avoit encor à faire sur la Revolution qui
rendit la Liberté à la Suisse: Le Sujet est
superbe & abondant, Mais qui le traittera?
Nous sommes encor trop jeunes en Poësie:
Virgile ne nâquît pas dans les premiers Siècles
de Rome. Mais sans former des Desseins
si relevés, Cultivons les Muses de la Suisse
& abjurant notre Paresse Poëtique, Sentons ce
que nous avons de Talens & fesons en usage.
Ne Nous rejoüissons pas de notre bonheur, de
notre belle Patrie, de notre belle Nature, comme
des Egoïstes. Mais Multiplions en les Tableaux,
<105v> Offrons en des fidèles à ceux qui ne peuvent
se transporter dans nos Contrées, & prouvons
à ceux qui viennent les admirer, que comme
Eux, nous en connoissons touttes les beautés, mais
que nous fesons plus, que nous savons les
chanter.

Ouï prés de ce beau Lac favorizé des Cieux,
sans chanter le bonheur, Quoi nous serions heureux!
Mêlons, il en est tems, les roses du Génie
Aux Lauriers belliqueux qui parent l’Helvétie;
Si de notre Destin nous sentons les douceurs,
Transmettons à nos Vers le charme de nos Cœurs.
Et ramenant chés nous Théocrite & Virgile,
Opposons le Léman aux Ondes de Sicile.

Amis, Il fût un Tems, où de vains Préjugés
Dans une sombre Nuit nous avoient engagés.
Fesons un noble effort, Marchons avec audace
Dans les Sentiers du Gout, dont nous suivrons
la trace

Forçons le Francois même à répéter nos Vers
Et vengeons l’Helvétie aux yeux de l’Univers!

Mr Constant nous a lû ensuitte un Memoire
sur la même Question Pourquoi le Païs de Vaud &c
Est ce une Question d’etonnement, dit il, Est
ce plainte ou Murmure, de ce que la Nature
a l’injustice de nous refuser le Genie Poëtique.
Ou, Les Causes de la formation des Poëtes sont
elle assés connües, pour que nous puissions
les rechercher & les assigner, comme pour les
<106> autres productions de la Nature Terre?
Un Poëte est un homme dont l’Imagination
exaltée crée des Tableaux, les trace avec un Pinceau
de feu qui élève l’Esprit, qui touche le Coeur
& qui fait goüter à l’Ame le plaisir de l’Harmonie.
Icy l’Autheur passe du Poëte à son ouvrage
& fait l’Abrégé le plus intéréssant de l’Histoire
de la Poësie, qui me paroit à toutte sorte
d’egards devoir aussi orner notre Portefeuille
sans être anatomizé par un Extrait, mais
cependant n’avoit pas rap un rapport assés
direct avec la Question proposée pour
entrer dans celui cy & je passe quoiqu’à
regret à la conclusion de ce Morceau très
original; Nous pouvons, dit Mr Constant,
juger d’après ce coup d’œil sur les Poëtes & la
Poësie, si nous avons des droits à demander
pourquoi notre pauvre Païs de Vaud en produit
si peu, nous chés qui les Arts sont à peine
connus & point cultivés, nous qui avons toujours
à combattre contre un Climat dur & une
Terre ingrate, nous qui dès l’enfance ne
cessons de nous debattre entre un Nécessaire
difficile & un Superflu borné, nous qui vivons
loin de toutte emulation & de tout secours
pour developper l’Esprit & le Genie, dont
l’Idiome & l’Accent sont si opposés à toutte
espèce de Poësie, Mais je ne suis point
humilié d’être d’un Païs qui ne produit point de Poëtes.
<106v> Mon Païs est celui de la Raison, de la Simplicité
& du Bonheur, C’est celui de la Verité & de la
Philosofie pratique, & rien n’est plus propre à
ecarter la Poësie; Laissons la aux Contrées qui lui
sont plus propres; Nous perdrions trop à nous
repaître de fictions & de Chimères, & à mettre
l’Imagination à la place de la realité! Ce n’est
pas en chantant les beautés de la Nature qu’on
en jouït le mieux, & lorsque l’Ame les contemple
avec une vraïe admiration, Elle est pénétrée
d’un sentiment si doux & si pur, qu’elle ne
cherche point à le mettre en rimes & en mesures.
C’est dans les privations que la Poësie s’exalte,
les Soüffrances n’ont que le langage de la Verité.
Ne pressons donc point la Nature de nous
donner des Poëtes; Il faudroit les acheter par
trop de mauvais Versificateurs; D’ailleurs, nous
aurons notre tour, Laissons les beaux Arts s'introduire
mieux chés nous laissons tout notre Gout se
former & s’epurer. Laissons venir les Ressources
pour l’instruction, Laissons former des
Bibliothèques publiques, des Societés Littéraires.
Laissons s’etablir des objets d’emulation, la Nature
nous attendra avec ses merveilles, & nos Faits
heroïques peuvent attendre les Poëtes!

Icy Mr C. a placé un eloge des mieux merités
pour un Membre de la Societé, mais que je
crois devoir supprimer, pour ne pas donner
un nouvel exemple de la violation d’une des
premières Loix que cette Societé s’est imposée par
les plus sages raisons.

<107> Mr C. trouve enfin une autre nouvelle
de notre sterilité en Poësie dans l’Education
Religieuse de notre Jeunesse; Mais je prendrai
la liberté de Lui demander si les Juifs qu’il a
placé à la tête des Nations Poëtiques entendoient
moins parler que nous d’un Dieu vengeur?
Si les Grecs trouvèrent dans les divers Supplices du
Tenare, des entraves à leur Genie 1 mot recouvrementPoëtique?
Si les Romains leur disciples bannirent touttes
les nations d’une Oeconomie future avant de
marcher sur leur traces Poëtiques, & qu'il si le
4e Livre de l’Eneïde en est le plus foible?
Si leur Successeurs dans les Habitans modernes de
l’Italie, à qui nous devons des Chefs d’Oeuvres Epiques
ont été les Nation plus grands ennemis de
la Superstition? Si les François qui ont cultivé
avec succès tant de genres de Poësie, ont
commencé par bannir toutte idée de Religion?
Si les Anglois doivent Milton au soin d’écarter
toutte idée Sacrée? Et pour finir par
nous mêmes, Si le Poëte que Mr C. lui même
a cité dans cette Société avec tant d’eloge,
& que nous voïons parmi nous avec tant
de plaisir, a été gêné dans sa belle traduction
par les idées Religieuses de son Enfance, ou
plutôt si les plus beaux morceaux de son Ouvrage
ne sont pas ceux où sa Verve s’est allumée
au feu de la Religion! sacré de cette
Doctrine.

<107v> Mr De Montolieu a combattu l’opinion de
l’inutilité des Poëtes; Ils furent dans les
prémiers Tems les Instituteurs & les Legislateurs
du Genre humain: Comme Pères de la
Théogonie, ils excitèrent l’Amour de la
Vertu & la haine des Vices en célébrant les
Héros & en inculcant l’idée d’une Retribution
future dans l’Elizée ou le Tartare.

Quant à la question du jour, Mr De Mont.
croit que les beaux Païsages, les vastes Montagnes,
les Sites pittoresques, les Scènes sublimes que
la Suisse offre de tout côté, doivent faire
1 mot biffure la naître la Poësie descriptive;
autant qua la douce tranquillité, le défaut
d’objets de mouvement & de Catastrophes
obligent de la Poësie Epique & Tragique.
Les Alpes de Haller très mal traduittes sont
une preuve de ce qu’on peut attendre
dans le premier genre.

Mr Levade croit que l’Apathie Aristo=
cratique qui gêne les Manufactures etouffe
aussi le Genie Poëtique. Elle ne lui offre
point d’encouragement. La Mediocrité des
Fortunes borne les Suisses aux objets de
necessité: La Poësie demande les grandes
Villes, les Voyages, les Connoissances, & mille
autres choses que nous n’avons pas chés nous,
non plus que la facilité de les chercher
ailleurs; Qui voit par l’experience du
petit nombre de ceux qui font des Vers,
<108> que le Genie manque moins, que les
occasions de le developper.

Mr Gillies avoüe que la Suisse doit
exciter la Poësie descriptive, Mais rien
de plus ennuïeux, que cette sorte de Poësie
denuée d’action & de sentiment: Un Païsage
mis en Poësie perd beaucoup de son prix.
Le Siècle où nous vivons n’est pas favorable
à la Poësie ni en Suisse, ni ailleurs;
Les Langues, la Religion & les Moeurs modernes
ne sont pas aussi favorables à cet Art
enchanteur que les anciennes; La Grèce
fût son Sanctuaire parce qu’ille fallût
lontems dans ses premiers âges, mettre tout
en Vers, pour aider la Memoire, faute
d’Ecriture; Et s’il y a moins de Poëtes en
Suisse qu’ailleurs, c’est que la Langue y est
moins cultivée & que les jeunes gens n’en
sont pas accoutumés à composer en Vers.

Mr le Président croit que les bonnes qualités
des Suisses & surtout leur Sociabilité sont
contraires à la Poësie: Les Muses aiment la
Solitude; Il admet aussi la force des autres
raisons alléguées, dont il a fait la recapitulation.

Question pour la p. AssembléeLa Question à traitter dans la prochaine
Assemblée est Quels sont les meilleurs
Moyens d’empêcher l’Emigration du
Peuple & des Païsans?

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les poètes vaudois », in Journal littéraire, Lausanne, 24 mars 1782, p. 104-108, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1356/, version du 21.02.2024.
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