Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la vertu et l'épicurisme », in Journal littéraire, Lausanne, 03 février 1782, p. 88-91

Assemblée du 3e Fevrier

Mss Vernêde Président, Bugnion Secretaire.

Quest?La Vertu n’est elle pas le veritable Epicureisme?

Mémoire de Mr Constant sur cette Question.
Elle lui a paru mal enoncée & demander pour
être traittée d’une manière précise, une definition
de termes, que l’Autheur a donnée.

Mr ConstantLa Vertu, a t’il dit, est Le sacrifice de l’interet
personel à celui des autres. C’est le plaisir de
faire le bien & de suivre l’ordre.

La Volupté est la jouïssance agréable et
delicieuse des Facultés de l’Ame & du Corps.
On voit d’abord que Sacrifice & Volupté ne
peuvent aller ensemble, que la Vertu ne peut
être voluptueuse, Elle en seroit humiliée
parce qu’elle aime à souffrir, & la preuve
en est, que touttes les Religions & particuliere
la Xne ont promis une Eternité de bonheur
pour un moment de Vertu; Il n’y a point
de Vertu sans Sacrifice & l’Ame qui joüit du
Contentement ineffable qu’elle procure, sent
encor de nouveau la plaïe du Sacrifice, C’est
un Héros qui joüit de sa gloire & de son
triomphe avec la perte de ses Membres, &
la Volupté un Amant qui epouse sa Maîtresse sans Sacrifice.
<88v> C’est avec la Vertu, sans doute, que se trouve
le plus grand bonheur possible, & la Volupte
parfaitte est infiniment rare, pour ne pas dire
impossible; La suprême Vertu, par sa nature même
n’est jamais le chemin de la suprême Volupté, &
il doit nous suffire que le contentement, la felicité
des Ames vertueuses soit à no la portée de tous.
C’est là vraiment le bonheur solide & durable;
La Volupté au contraire est si vite fatiguée
si vite epuisée, que nous devions borner à la
Vertu la perfection de notre bonheur.

Où les hommes ont ils pris l’idée de Volupte
parfaitte, Est ce pour mieux sentir leur foiblesse
qu’ils ont cherché des chimères? Il vaudroit
mieux n’emploïer en Morale, que des termes
qui n’exaggèrent ni ne trompent; Un but
au delà de la Verité tourmente l’Ambition &
ôte le courage: C’est peut être ce qui a fait
des Disciples d’Epicure, des voluptueux ne cherchant
que les plaisirs des Sens, & reduisant au
physique touttes les jouïssances de l’Ame.
L’homme veut le bonheur & la Volupté à
tout prix: Qu’on lui fasse bien entendre
qu’il ne peut en avoir sans la Vertu &
on aura assés fait pour son bonheur & pour
la Vertu. Il n’est point de Volupté sans Vertu,
mais la Vertu n’est pas la Vertu Volupté proprement dite
le veritable Epicureisme; 1 mot bifffure C’est sur ces
Principes que Mr C. etablit sa definition

Vertu, Sacrifice de Soi même.

Vice, Sacrifice des autres.

<89> Mr C. s’accorde icy avec tous les Moralistes, chés
qui une Ame tendre & un Cœur sensible
l’emportoit sur toutt autre principe: Fénelon
& tous les Mystiques modérés, les seuls intelligibles,
font de cet oubli de soi même, de cette
preférence d’une secautre volonté à la sienne propre
le principe de toutte Vertu; C’est encor celui
de Jean Jacques, lors même qu’il croit raisonner
le plus fortement; La 4 caractères biffure le feu de son Coeur
& de son Imagination le ramène toujours
à ce Sacrifice; De là touttes ces 1 mot biffure
magiques descriptions du bonheur de l’Etat de
Nature, de l’egalité primitive, & tous ces
Tableaux touchans des maux de la Societé
& de l’inegalité des Conditions.

Mr C. ne peut non plus trouver le principe
de la Societé, que dans les vices des hommes.
S’ils n’etoient pas paresseux, lâches, gourmands,
vains & tyranniques, ils ne vivroient pas en Societé,
La Terre n’a pas produit des Alimens assés
delicats pour son Palais, les Animaux ne lui
fournissent pas des alimensVetemens assés flatteurs
àux sensl’oeil et au toucher; Une Cabane qu’il
pourroit faire de ses mains & qui suffiroit à
ses besoins n’est point assés pour sa vanité;
Il a trop de peine à cultiver ce qu’il veut
posséder, Et alors ils se sont reünis pour
satisfaire à tous ces penchans, & la Societé
qu’ils ont formé en porte tous les Caractères.
L’Auteur les detaille icy de la manière la plus
intéressante, & je regrettois en le lisant de ne pouvoir pas être simple Copiste.

<89v> Il seroit bien plus doux, ajoute t’il, de croire à la
Vertu pure & sublime, C’est le fantôme des
belles Ames, & elles savent quelque fois en faire
une realité; Elle etoit comme la Divinité, une
simple & imuable, Mais les hommes l’ont deguisée
corrompüe, & accommodée à leurs inclinations;
On ne la reconnoit plus & dans la Societé, elle varie
suivant les Circonstances & suivant les différentes
Classes des hommes, Chacune a la sienne, la Vertu
des Ministres de Justice n’est point celle des
Ministres des Autels, Celle des Guerriers n’est point
celle des Magistrats, Celle du Peuple n’est point
celle des Gens du Monde; Ce n’est partout que
l’intérêt personnel modifié, & c’est tout ce que pouvoit
produire une Societé d’Etres que le Vice a rassemblé.
Les Legislateurs crüels & ignorans ont peu consulté
l’Humanité; Ils ont eloigné de leurs Conseils les foibles
& les pauvres, & ils n’ont ecouté que leur passions;
Ils n’ont point pensé à borner l’insatiable avidité
de l’homme & à protéger la moderation & la foiblesse,
ils n’ont jamais cherché à partager egalement
les biens & les maux. Moïse est le seul Legislateur
qui ait paru y penser, ses Loix conjurent quelquefois
l’egalité & la modération; Celle du Jubilé qui
retablissoit touttes les proprietés & touttes les
libertés au bout de 50 ans, entretenoit l’equilibre
dans les Richesses & soustraisoit les differentes
Classes du Peuple à l’esclavage; Il avoit dit, Je
Vous donneroi à chacun une portion du Païs de
Canaan & tu ne voleras point; Les Legislateurs
ont dit aussi comme Lui, Tu ne voleras point,
<90> Mais ils ne se sont point embarrassés de ceux
qui n’avoient rien; La Morale Xne a fait aussi
quelque chose, pour corriger le Vice de la Societé,
Elle a dit, Renoncés à tout, & aimés vous les uns
les autres, Affranchissés vous des viles jouïssances
qu’il faut païer de l’esclavage, & joüissés du
Sentiment pur de la Sociabilité, Mais
qu’est ce que la Morale, quand les Loix
donnent tant de ressort aux Passions, & que
l’Education venant encore à l’appui n’est que la
Science de mieux joüir des Vices?

Elle n’existe donc nulle part cette pu Vertu
pure & sublime, qui confond absolument
l’intérêt personel avec celüi des autres; Je crois
cependant l’avoir vüe, Mais je l’avoüe, Ce
n’est pas parmi les hommes, mais chés les Animaux.
Ce sont Eux qui m’en donnent l’idée, & je la
trouve dans les dispositions que nous appellons
orgueilleusement Instinct; Icy l’Autheur
oppose les Moeurs des tous les Animaux les plus
connus à celles de l’homme, & celui ci en doit
etre profondément humilié; si ses Camarades
auxquels il ose refuser la raison, possedent
rééllement tout ce que leur donnent leurs
Panegyristes.

Le Redacteur de ce Memoire remercie l’Auteur
du nouveau plaisir que lui a procuré la seconde
Lecture, mais il prend la liberté d’ajouter icy
que celui cy l’auroit peut être pû rendre plus
intéréssant encor en le seignant retraçant à la fin
la liaison de ses idées si 1 mot biffureimperieusement deduites avec la
Question à examiner & le Principe posé.

<90v> Mr De Corcelles n’a pas admis cette definition
de la Vertu, Sacrifice de soi même, & pretend
que la Vertu n’est que la Verité mise
en pratique, Verité qui n’est pas compatible
avec ce continuel Sacrifice.

Mr Besson la place dans la modération
de tous les desirs & de touttes les jouïssances.

Mr Gillies n’admet pas la definition du
Mémoire, parce qu’il croit voir plusieurs Vertus
qui n’exigent des Sacrifices apparens que pour
nous assûrer des Plaisirs réels, Ce sont des sages
Oeconomes qui ne dissipent pas trop dans un
âge, pour joüir dans tous les autres, Telles
sont la Tempérance, la Prudence & toutes les
autres filles de l’Amour propre bien entendu,
que les Anciens appelloient Procuratrices
Voluptatum
: La Societé ne lui paroit
pas non plus fondée sur les desirs insatiables
des Riches pour etendre leur proprieté ni sur
les efforts soutenus des pauvres pour diminüer
la proprieté des Riches. Plusieurs Legislateurs ont
assûré d’ailleurs une subsistence aux Pauvres.
L’instinct moral de Sociabilité lui paroit donc
le vrai fondement de la Societé, & il fait
consister la Vertu dans l’accord de nos idées
& de nos actions avec ce principe, dans le
τò πρεπoυ, le τò καλoυ des Grecs, le Decorum
& l’Honestum des Latins, sentimens doux et
tranquilles qui fûrent dans le Coeur & les Ecrits
<91> d’Epicure, mais qui ne firent point l’Epicureisme
de ses Disciples, qui plus Enthousiastes & moins
Philosofes que Lui, ne cherchoient que la
Volupté passagère.

Mr Bugnion croît que a fait & qu'on
fera
 la Vertu est fort au dessous de cette
Volupté pour les Sens & fort au dessus
pour l’Ame; Rien moins que l’Epicureisme
pour les quelques instans de l’homme, mais
infiniment plus pour le Total de son
Existence, & que c’est plaider bien maladroitement
la cause de la Vertu que d’en vouloir faire
le veritable Epicureisme.

Le Secretaire devroit à présent, rendre
compte de l’eloquent Plaidoyer que cette
Societé entendît ensuitte dans sa dernière
Séance contre sa Constitution actuelle, mais
Messieurs, il n’a point voulu tromper votre
attente, son séjour en Italie lui ayant appris
que de veritables Amateurs ne se contentent
jamais d’une Esquisse, tant qu’il leur reste
une lueur d’Espèrance d’avoir le Tableau.

Question pour la prochaine SéanceLa Question de la prochaine Séance
sera, Si la Morale des Princes diffère
essentiellement de celle des Particuliers?

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la vertu et l'épicurisme », in Journal littéraire, Lausanne, 03 février 1782, p. 88-91, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1350/, version du 20.02.2024.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.