Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la loi de Solon contre les neutres », in Journal littéraire, Lausanne, 30 décembre 1781, p. 79-81v

<79> Assemblée du 30 Dece 1781, chez Mr le
Docteur Secretan, président. Vernede Secrete.
Presents Mrs de Servan, de Montolieu,
de Corcelles, de Montagny, le juge de Saussure,
de Morrens, Besson, Polier de Loys, Levade,
Bridel, Verdeilh, Gillies, & Kuittner

Mr Constant & Mr Mallet membres de notre Société.Invités Mr de Brenles, & Mr Constant de
Genève & Mr le Professeur Mallet.
Les deux derniers ont bien voulu se signer
au nombre des Membres de cette Société.

Question

La Loi de Solon contre ceux qui,
dans les Guerres civiles, restoient
neutres, est-elle sage?

Mr de Montolieu a lû un Discours trop
court, caractérisé comme le sont toutes les
productions de sa plume.

D’abord Mr de Montolieu reclame, à juste
titre, la liberté de penser sur des sujets
tels que la Loi, quoique donnée par
Solon, & admirée par Montesquieu.
Nulle authorité sur la terre, n’a, dit-il,
le droit d’exclure l’examen. Nulle vérité
n’a celui de se refuser à la discussion.
Selon Mr de Montolieu, Solon savoit
que ceux qui resteroient indécis & neutres
au milieu des dissensions publiques,
seroient les plus moderez & par conséquent
les plus vertueux des Citoyens d’Athènes.
En les obligeant à se joindre à un parti,
il vouloit par là fortifier le meilleur.
Ce but éloigné mais sage, étoit, poursuit
Mr de Montolieu, le seul qu’il pût se
proposer, & c’est aussi celui que lui
donne Montesquieu.

Mais, s’objecte ici à lui même, Mr de
Montolieu, s’il est rare que dans les
divisions d’un Etat, il n’y aye des torts,
des Abus, & ainsi de bonnes raisons de
chaque coté; s’il est possible qu’un
honnête homme indécis entre deux
factions ne veuille point se livrer aux
extrémités si naturelles à l’esprit qui
les Anime; si les questions qui divisent
un Peuple ne sont point assez tranchantes
pour exclure un systeme mitoyen;
si un tiers parti, celui de la neutralité,
semble offrir l’avantage inestimable
d’un point de réünion à ceux qui se sont jettés dans
<79v> les extremes, ne seroit-il pas permis
de douter de la sagesse de cette Loi?
Plut à Dieu, s’écrie Mr de Montolieu,
que dans les orages qui boule
versent les
Républiques & les Empires, les Citoyens
modérés pussent se réünir, & diriger
le gouvernail de l’Etat. Mais, tel
est l’homme, qu’il n’a jamais d’énergie,
ni par consequent jamais d’empire
sur les esprits & d’influence dans le
gouvernement, que lorsqu’il est remué
par les passions fortes & profondes. Tel
est l’homme que le parti de la modé=
ration sera toujours celui du petit
nombre. On a vû quelque fois un
homme respecté conjurer, appaiser

l’orage prêt à se former chez une
Nation; mais l’Histoire n’offre
point d’exemple qu’un parti foible
& neutre en aye jamais ramené
d’autres à ses principes & à la paix.
Convenons ainsi (dit toujours Mr
de Montolieu) malgré quelques appa=
rences séduisantes, que la Loi qui
obligeoit chaque Citoyen d’Athenes, de
se joindre à un des partis, étoit une
loi puisée dans une connoissance
profonde du c
œur humain, & dans
l’expérience des siècles. Ce n’est qu’en
portant la sonde dans le c
œur humain,
& en s’éclairant du flambeau de
l’expérience, que l’on peut se flater
de faire quelques pas lents, mais Assurez,
en matière de politique. Les nouvelles
découvertes en physique ont un
grand prix: elles en auroient un
supérieurs en morale, mais toutes les
terres y sont connuës depuis longtemps.
Bien loin d’être seduit par la nouveauté
des opinions, félicitons-nous toujours
(conclut Mr de Montolieu) lorsqu’après
un examen libre, courageux, mais
réfléchi, nous en reviendrions à
celles des Solon & des Montesquieu.

<80> Mr de Servan a consideré la Loi de
Solon, moins comme une Loi criminelle,
que comme une Loi politique, & destinée,
non pas, peut être, tant à punir les
lâches qui ne voudroient pas prendre
part aux troubles d’Athènes, qu’à
prévenir des Ambitieux, & mettre la
République à couvert de danger, parce que,
quand tous les Citoyens se décident, les
partis d’ordinaire se balancent.

Mr de Servan a rappellé ce que
dit de la Loi en question, Mr Diderot
dans le Dictionaire encyclopédique,
Article Caractère. Après avoir
avancé & justifié que rien n’est plus
dangereux dans la société qu’un
Homme sans caractère dont l’Ame n’a
aucune disposition plus habituelle que
l’autre, Mr Diderot ajoute «Cela me
rappelle cette belle Loi de Solon, qui
déclaroit infames, tous ceux qui ne
prenoient point de parti dans les
séditions. Il sentoit que rien n’etoit
plus à craindre que les caracteres &
les hommes non décidés.»

Mr Levade laissant un peu de coté
la question du jour, s’est declaré d’une
manière très forte, quoique par forme
de badinage contre la Neutralité & les
Neutres. Comme on aime à se dérider
le front, la Société a paru descendre
assez volontiers, un moment, des hauteurs
de la Politique, au repos de l’enjouëment.

Mr Levade a terminé sa petite
piece peu susceptile d’extrait, en
louant la Loi de Solon, telle que la
présentent quelques Ecrivains justifiés par
Bayle, Article Léonin. Solon vouloit
disent-ils, que, dans les guerres civiles, un
honnête homme embrassat le parti le
plus foible & le plus environné de dangers.
Dans l’incertitude lequel des deux partis
et le meilleur, c’est naturellement le
plus foible, qui fera le moins de mal.

Mr Constant tiendroit pour bisarre,
la Loi de Solon qui défendoit de se tenir
tranquile pendant les troubles d’Athenes,
à moins qu’elle ne concernat les lâches, ou
ceux qui attendoient l’affoiblissement des
deux partis pour former ou faire
prévaloir le leur.

<80v> Mr Mallet a observé qu’à Athenes, les
contestations s’elevant ordinairement entre
les partisans de la Démocratie, & ceux de
la Tirannie, la Loi de Solon n’avoit
probablement pas en vuë, un parti
mitoyen qui étoit souvent le plus sage,
mais que ce Législateur condamnoit les
gens de mauvaise foi qui attendoient
le sort des partis pour en profiter.

Mr Gillies doute que cette prétenduë
Loi de Solon ait existé. Il l’infère
de ce qu’elle n’a pas été alléguée dans
les cas où on auroit dû s’attendre à
ce qu’elle le fût nommément dans le
Discours de Nicias contre Philon à qui
on disputoit un emploi, parce qu’il
étoit resté neutre dans un temps de
trouble. Nicias avouoit cependant
qu’aucune Loi existante ne portoit
dans ce cas contre Philon. Mr Gillies
ne juge au reste cette Loi convenable
que dans une petite République, mais
il la croit impratiquable dans un
grand Etat & même dans un Gouverne=
ment par Représentants.

Mr de Corcelles s’est déclaré vivement
contre les caractères neutres. Il admet
en conséquence la Loi de Solon qu’il suppose
portée contre les lâches, les égoïstes, & les
fripons.

Mr Bridel suppose aussi cette Loi
portée contre les lâches.

Mr Besson suppose que la Loi
de Solon portant proprement contre
les Gens indifferents pour la Patrie, sans
que ce Legislateur prétendit néanmoins
qu’à chaque trouble, les parents & les
Amis prissent parti, vû qu’il en
résulteroit de grands maux; mais en
distinguant les questions avantageuses
à l’Etat, Mr Besson a insisté sur la
grande utilité d’un esprit conciliateur.

Mr Polier pense que la Loi
tendroit à faire décider tous les Citoyens
afin que les meilleurs esprits influassent
sur le meilleur parti à prendre.

Mr Secretan en distinguant à
Athenes, diverses Classes de Citoyens, suppose
que la Loi de Solon tendoit à faire
décider les Riches & les Puissants à prendre parti
<81> dans les troubles de la République, & non à
en attendre, sans risque l’issuë.

Le Sécretaire, grand partisan de
la neutralité, mais seulement en sa
qualité de Négociant hollandois, avoit
jugé la Loi sage, sur la réputation
de son Autheur, & comme restreinte
à la République d’Athenes, du temps de
Solon.

Pour finir par où nous aurions pû
commencer, Plutarque qui condamne
formellement la Loi de Solon qui nous
occupe, dans ses Institutions politiques,
en parle dans la Vie de ce Philosophe,
comme d’une Loi bien singuliere &
bien étrange, sans déguiser neanmoins
les raisons qui ont engagé Solon à la
donner. Et voici comment il s’exprime.

Edition de 1763 8° pe 43.«Solon ne vouloit pas que l’on fût
insensible aux malheurs communs,
& qu’après avoir mis sa personne,
& ses biens en sureté, on se fit un
mérite, & que l’on triomphat de
n’avoir pris aucune part aux
Misères de la Patrie: Il vouloit que
dès le commencement on embrassat
le parti le plus juste, que l’on courut
le même danger, & que l’on n’attendit
pas tranquilement de quel coté
pencheroit la Victoire, afin de suivre
le victorieux.»

Mr Dacier Traducteur de Plutarque
se déclare en faveur de la Loi de Solon.
«Quand les gens de bien (dit-il) & ceux
qui ont le plus d’authorité dans une
Ville, demeurent neutres, les séditions
ne s’appaisent que par l’extinction
d’un des partis; au lieu que quand
ils se jettent dans le parti qui leur
paroit le plus juste, ils adoucissent &
appaisent ceux dont ils ont embrassé
les interêts, & attirent le respect & la
confiance des autres, qui sont persuadés
qu’ils ne cherchent que le salut &
2 mots biffure l’utilité des deux partis.
Le Philosophe Favorinus auroït
voulu au rapport de Mr Dacier
que cette Loi de Solon fut observée
dans les quérelles des Amis & des freres,
contre les Amis communs qui
ne se déclareroient pas.»

<81v> Enfin Montesquieu justifie la Loi
de Solon, en ces termes.

«Il faut faire attention aux Circonstances
dans lesquelles la Grece se trouvoit alors.
Elle étoit partagée en de très petits
Etats. Il étoit à craindre que dans une
République Travaillée par des dissensions
civiles, les Gens les plus prudents ne
se missent à couvert, & que par là les
choses ne fussent portées à l’extremité.

Dans les séditions qui arrivoient
dans ces petits Etats, le gros de la Cité
entroit dans la querelle, ou la faisoit.
Dans nos grandes Monarchies,
les partis sont formés par peu de
gens, & le peuple voudroit vivre dans
l’inaction. Dans ce cas, il est naturel
de rappeller les séditieux au gros des
Citoyens, non pas le gros des Citoyens
aux Séditieux: dans l’autre, il faut
faire rentrer le petit nombre de Gens
sages & Tranquiles parmi les séditi=
eux: C’est ainsi que la fermentation
d’une Liqueur peut être arretée par
une seule goute d’une autre.»

Esprit des Loix, Livre XXIX, chap: 3.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la loi de Solon contre les neutres », in Journal littéraire, Lausanne, 30 décembre 1781, p. 79-81v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1345/, version du 20.02.2024.
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