Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la maison d’enfants trouvés », in Journal littéraire, Lausanne, 09 décembre 1781, p. 75v-77

<75v> Assemblée du 9 Decembre 1781, chez
Mr Verdeil, président; Vernede Secret
presents Mrs d'Eyverdun, de Corcelles,
le juge de Saussure, de Morrens, Gillies,
Bridel & Verrey

Mr le Conseiller Besson proposé pour Membre.Mr le Juge a proposé Mr le
Conseiller Besson pour Membre de
cette Société. Il passera au scrutin
dans 8 jours.

Question

L’établissement d’une maison d’Enfants-=
trouvés, encourageroit-elle le libertinage?

Question rélative à une Maison d’Enfants trouvés.Cette question se borne au Pays de Vaud.

Mr le Juge prévenu à juste titre en
faveur du projet d’établir une Maison
d’Enfants-Trouvés dans le pays de Vaud;
ou de leur y procurer des Aziles; ou
enfin d’employer tels autres moyens,
que l’humanité éclairée, d’accord
avec la saine politique, suggereroit
pour l’utilité des malheureux
Enfants de l'amour, a posé en fait
l'utilité d’un tel Etablissement à
divers égards, & à ces deux égards, en
particulier.

1° Cet Etablissement préviendroit
le crime atroce de l’Infanticide.
Les Meres rassurées sur le sort de
leurs Enfants & certaines qu’ils trouve=
roient dans un Azile favorable,
& d’un facile accès, une subsistence
& une éducation convenables, ne
se porteroient sans doute plus à
leur oter la vie.

2° L’éducation de ces Enfants de
l’Amour seroit tout autrement
soignée & suivie dans cet Etablisse=
ment, que n’est celle que l’on leur
donne d’ordinaire. Et en effet,
dans l’état actuel des choses, le
plus grand nombre de ces Enfants
est excessivement négligé. Leurs
prétendus Peres ne pensent qu’à
éloigner & à cacher ces Tristes
preuves des desordres de leur
jeunesse: ils les tiennent dans des
<76> lieux écartés, & ne les visitent jamais.
Toujours incertains sur la paternité
qu’on leur attribuë, ils n’éprouvent
point du tout ou fort foiblement ce
tendre interêt qu’impose la nature.
Ils ne cherchent qu’à alleger, qu’à
diminuer le fardeau qui leur a été
injustement imposé, & à se débarrasser
le plutôt possible de ces Tristes &
desagréables temoins de leurs folies
passées.

Or, d’un coté prévenir les
angoisses, la honte, le desespoir, & par
cela même les crimes de filles plus
foibles souvent que déréglées, qui
ont eû le malheur de croire trop légè=
rement à des promesses illusoires,
& leur oter jusqu’à l’idée de se faire
avorter, ou de tuer leurs Enfants, ou
d’aller en accoucher & les deposer dans
des pays où on prendroit peu ou
point de soin de leur education.

D’autre part, recevoir paternelle=
ment, dans des Aziles sûrs, de malheu=
reux Enfants, abandonnées en
naissant de ceux qui leur donnerent
le jour, & qui ne leur souriront jamais;
les nourrir, les élever, les instruire,
leur procurer un état, leur enseigner
des professions utiles, en faire de
bons Citoyens!

Voila certainement un projet
qui se concilie l'approbation de
tous les esprits bien faits, comme il
touche & entraine tous les coeurs
sensibles.

Cependant la vuë générale,
la connoissance plus particulière,
l’utilité reconnue ou supposée de
Maisons d’Enfants-Trouvés, établies
en divers pays où elles fournissent,
à Lyon, des Ouvriers aux diverses
fabriques d’Etoffes de Soye; à Amsterdam,
des hommes aux professions rélatives
à la navigation; à Londres, des
ouvriers aux diverses professions
méchaniques, & nombre de bons
domestiques; en Allemagne, des recruës
<76v> aux Troupes nationales; Ces idées
jointes au Spectactle éffrayant
du 28 Novembre 1781 à Vevey; & à la
compassion
si naturelle, pour des
Enfants dont les Meres dénaturées
préviennent la naissance, ou qu’elles
immollent, dès qu’ils sont nés, entrainées
par la honte, & aveuglées par le
desespoir, pourroient avoir pré
venu
trop favorablement pour l’établisse=
ment d’une Maison d’Enfants-=
trouvés dans le Pays de Vaud.

Mr de Saussure a donc jugé qu’il
seroit convenable, sage, & prudent
d’examiner avec soin, si une telle
Maison n’y donneroit pas lieu à
plus d’inconvenients, qu’elle n’y
apporteroit d’avantages. Pour
cet effet, il s’est donné la peine
de recueillir les objections les plus
spécieuses qu’il aye entendu faire
à Lausanne, & il les a exposées
dans toute la force dont elles sont
susceptibles, sous ces quatre chefs
principaux.

On dit, premierement, que
l’établissement d’une Maison d’Enfants
Trouvés dans le Pays de Vaud, pourroit
être funeste aux Mœurs, en facilitant
& par conséquent en augmentant le
libertinage, vû que les embarras, les
périls, les dépenses qui vont à la
suite du libertinage, sont de puissants
motifs pour en détourner.

Les suites des grossesses, les demarches
des consistoires, l'eclat de ces sortes d’avan=
tures sont peut être les meilleurs freins au
dereglement des mœurs.

On dit, secondement, que ces freins
sont d’autant plus nécessaires aujourd’hui,
que la Morale devient, tous les jours, plus
relachée sur ce point.

Nos Ancetres avoient une sévérité
de Mœurs qui nous est inconnuë. La
la perte de la réputation, la privation
de tout établissement avantageux, de tout
<77> état honorable étoient la suite d’une
conduite déréglée, au lieu que le libertinage
a pris le nom de galanterie, que l’on
n’en rougit plus, & que l’on s’en fera
peut être bientôt une espece de gloire.
Faut-il donc oter au Vice, la seule
barrière qui l’arrête encore?

On dit, troisiemement, que les
mœurs du Peuple, de la Nation entiere
seront peut être en peril par cet
Etablissement. On craint que la
Classe qui comprendra ces fruits infor=
tunés d’un Amour illicite, ne soit
nombreuse. Et peut-on espérer
des Mœurs, de Gens flétris en naissant,
sans état, sans éducation, dans la Misère?
Peut-on s’attendre à ce que cette
Classe fournisse d’utiles Citoyens?

On dit, quatrièmement, qu’un
pareil Etablissement pourra porter
une atteinte irréparable aux mœurs
& à la population, en éloignant du
mariage, la classe la plus utile, nomine=
ment les gens de la campagne, qui
retenus par les dépenses d’un Ménage,
ne se marient gueres, qu’autant
qu’une grossesse déclarée les y oblige.
Et ne préfereront-ils pas de déposer
dans l’Article ouvert pour la charité
le fruit de leur Amour, plutôt que de
s’en charger eux-mêmes, en légitimant
leur liaison par le nœud sacré du
Mariage?

Les Membres de la Société se sont
occupés de ces objections, & ont accepté
avec plaisir, l’offre qu’il leur a faite
Mr le juge de Saussure, de se donner
la peine de les refuter dans la huitaine,
que la question de ce jour sera
de nouveau mise sur le tapits.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la maison d’enfants trouvés », in Journal littéraire, Lausanne, 09 décembre 1781, p. 75v-77, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1342/, version du 20.02.2024.
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