,
« Sur l'imagination / Maison d’enfants-trouvés », in Journal littéraire, Lausanne, 25 novembre 1781, p. 71v-73v
<71v> Assemblée du 25 Novembre 1781, chez Mr de
Corcelles, Président; présents, Mrs Gillies,
Levade, Verdeil, Verrey, Vernede; invités
Mrs de Servan, Hardy, Brandoin, Paul
Cazenove.
Mr de Servan membre de notre SociétéMr de Servan un ancien Avocat général
au Parlement de Grenoble a bien voulu
se signer, selon nos desirs, au nombre des
Membres de notre société littéraire.
Question.
Qu’est-ce que l’Imagination? quels sont
ses usages? quels sont ses abus?
Mr Vernede a lû un discours sur
l’Imagination.
On entend parler, le plus souvent, &
aussi le plus éxactement, particulierement
en philosophie, la faculté de se représenter
ou d’offrir distinctement à l’Entendement
les images ou les apparençes des choses
que l’on a éprouvées précédemment, ou
d’expériences que l’on a précédemment
eûes.
Ce n’est pas proprement une faculté
distincte de l’Ame; mais c’est l’Enten=
dement, en tant qu’il conçoit les objets
sensibles absents, & qu’il les conçoit, non
par, eux-mêmes, mais par les images
qu’il s’en fait.
On distingue entre Imagination
active, & Imagination passive.
L’Imagination a diverses qualités,
dépendantes en partie de la variété
des caractères & les tempéraments, & des
differentes circonstances dans lesquelles
les hommes sont placés.
Quels sont les usages de l’Imagi=
nation?
Elle est en général, non seulement
utile, mais même absolument nécessaire
pour raisonner.
Elle est de plus très propre à nous
rendre la vérité plus sensible.
Elle est enfin, pour nous & pour les
autres, une source d’agréments.
Quels sont les abus de l’Imagination?
Le plus considerable de ses inconvénients,
c’est qu’elle nuit à la santé des personnes délicates.
<72> L’Imagination, lorsque l’on en fait
un exercice immodéré, nuit à la mémoire
& altère le jugement.
Elle est une source féconde de préventions.
Elle nous exagère les sujets de crainte.
Elle nourrit la vanité & l’orgueil.
Elle cherche la dissipation.
Elle est souvent la source des tentations
les plus dangereuses.
Ce Discours a été terminé par une
invitation pressante à envisager
l’Imagination sous les points de vuë
particuliers, & à bien mériter de
notre société & de l’humanité en général,
en indiquant des moyens de prévenir,
de modérer, & de corriger les dangers,
les abus, les écarts, & les excès de l’Imagi=
nation.
Mr Verrey a lû une petite pièce
Anonyme sur l’Imagination, qui
lui avoit été remise.
Mr Levade a donné le précis de
ce qui se trouve dans le Spectateur
anglois, Tome VI, de la Page 411 à la Page 426,
sur les plaisirs de l’Imagination.
La vuë est le plus parfait des
sens. C’est elle qui fournit le magasin
de l’Imagination.
J’entens par plaisirs d’Imagination,
ceux qui naissent d’objets visibles, soit
qu’ils soyent en vuë, soit que l’on se les
rappelle. Les plaisirs de l’imagination
tiennent le milieu entre ceux des sens, &
ceux de l’entendement.
Les plaisirs de l’Imagination sont
les plus aisés à acquérir. Un homme
qui y est exercé peut converser avec un
Tableau, & trouver un compagnon
dans une Statuë. Il trouve plus de
satisfaction à considérer des 1 mot biffureprairies
& des Bois, que n’en trouve un autre à
les posséder. Il voit l’Univers sous une
face toute particuliere, & il trouve du
plaisir dans ses parties les moins cultivées.
Il est peu de personnes qui sachent
s’amuser innocemment. Les plaisirs que
l’on se procure sont presque toujours aux dépens de
<72v> quelque devoir, de quelque vertu. Il n’en
est pas ainsi des plaisirs de l’Imagina=
tion, quand elle est bien reglée. Aussi
sont-ils les plus convenables à la santé, quand
l’imagination est douce & modérée. Les
plaisirs de l’entendement épuisent souvent
ceux qui s’y livrent. Le chevalier Bacon
recommande particulierement ceux
de l’Imagination.
Les plaisirs de l’Imagination
procèdent de 3 sources, savoirs de la
vuë de ce qui est grand, nouveau & beau.
1° de ce qui est grand. On est frappé d’un
vaste horison, de l’océan, de masses consi=
derables, de précieux morceaux d’archi=
tecture.
2° de ce qui est nouveau. La nouveauté
occasionne de la surprise. Elle prête
des charmes aux imperfections mêmes
de la nature. La Campagne plait
le plus, au printemps, parce que tout
renait, tout est nouveau. Les chutes
d’eau animent la nature, en la variant.
3° de ce qui est beau. La beauté se fraye
surtout une route à l’ame. Peut être
n’y a-t-il ni beauté, ni difformité
dans un objet plutôt que dans un autre;
mais il est cependant des modifications
de matière, dont l’ensemble plait en
général. Il y a une beauté dans la
gayeté & la variété des couleurs, dans
la symetrie & la proportion des parties.
Un lever, un coucher du soleil nous
enchantent par l’éclat des couleurs, les
Poëtes empruntent des couleurs, le plus
d'Epithetes
L’Imagination puise aussi des
plaisirs dans l’ouïe & dans l’odorat.
Parmi les Ecrivains, on peut indiquer
Homère pour le grand, Virgile pour
le beau, Ovide pour le nouveau, Milton
pour les trois.
Sans vouloir déprimer l’Imagina=
tion, Mr de Servan l’a nommée
plaisamment, la folle de la maison.
<73> Ce que les autres membres ou Invités ont
dit sur l’Imagination a malheureusement
été perdu, faute d’avoir été noté pendant
la séance.
Projet d’une Maison d’Enfants-trouvésMr le Ministre Levade avoit proposé
à la Société qu’à l’occasion de l’éxécution
fixée au 28 de ce mois, à Vevey, des deux
sœurs qui y ont tué leurs Enfants, on essayat
de faire passer le projet d’établir une
Maison d’Enfants-trouvés pour le pays de
Vaud. Il avoit aussi demandé aux Membres
présents, s’ils consentoient à ce qu’il fût
répandu une invitation rélative dans le
public. On a été unanimément de cet
avis; & Mr Levade a été prié de la dresser
& de la faire imprimer. Le 28, cette Invitation
a été répanduë à Lausanne & dans les autres
Villes du Pays de Vaud, en ces termes.
«On éxécute, demain, le 29 de
Novembre 1781, dans une Ville du Pays de
Vaud, deux Malheureuses qui ont
détruit leurs Enfants. Le Sang de deux
sœurs coule demain sur l’échaffaut, sous
les yeux d’une Mere, complice de leur
crime. Les cœurs sensibles sont déchirés
à l’idée d’un forfait qui fait fremir la
nature.
Une société, occupée d’Objets utiles,
en partageant l’émotion générale
qu’occasionne l’exemple d’un grand
crime, & l’horreur d’un grand supplice,
se présente avec un projet qui préviendroit
à l’avenir, & le supplice, & le crime même.
En effet une Maison d’Enfants-trouvés
eût vraisemblablement conservé à la
société, deux Meres, deux Enfants, un
Pere, deux freres fugitifs; toute une
famille flétrie & dispersée.
Avant de porter ce projet sous
les yeux d’un Prince pieux & éclairé;
avant de solliciter son authorisation;
cette société profite du jour, du moment,
pour s’assurer le concours des ames
bienfaisantes, nécessaire pour jetter les
fondements de cette charitable institution.
Elle invite les Amis de l’humanité à
joindre leurs voix à la sienne, pour
demander, de concert, au souverain, la
permission d’ouvrir un Azyle aux
<73v> malheureuses Victimes de l'Amour, du
faux-honneur, & de la honte.
Hommes! Citoyens! qui que vous soyés
voulez-vous contribuer à des secours
que l’on trouve partout ailleurs, & qui
manquent cependant au Pays, le plus
heureux de l’Europe?
On n’entre point ici dans des détails
prématurés sur les moyens de faire
réüssir ce projet & moins encore sur
l’ordre à établir pour prévenir les
objections & les abus. On ne cherche
qu’à consulter des compatriotes inté=
ressés à prévenir de pareils crimes.
On ne cherche qu’à donner le premier
branle aux idées; & sans compter les
obstacles, on aime à répéter ces paroles
de Quesnay, fondées sur sa propre
expérience: un & un font onze; &
s’il s’en joint encore un, cela fait
cent & onze.»