Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les tribunaux des mœurs », in Journal littéraire, Lausanne, 25 octobre 1781, p. 70-70v

<70> Du 25e 8bre

Assemblée chez Monsr Levade; Président Monsr Verdeil.
Présents Messrs Gillies, Bridel, Vernède, Secretaire.

Question Un Tribunal de Censure à l’instar de celui
qui étoit érigé à Rome ne seroit-il pas utile dans
l’Etat présent de la Societé? quels seroient ses
avantages et ses inconvénients?

Mr Levade s’est attaché à prouver l’insuffisance des Loix Civiles.
N’ayant pour objet que de reprimer l’injustice et de punir les crimes,
elles sont impuissantes lorsqu’il s’agit de régler les mœurs des citoyens.
Elles conduisent un homme, dit Monsr Servan, jusqu’à la porte de
sa maison. Le meurtrier, le faussaire, le larron trouvent un
châtiment proportionné à leurs délits; mais chacun peut être
mauvais Epoux, Père denaturé, fils ingrat, ami perfide sans
que les Loix paroissent s’en soucier. C’est pour remédier à
ce défaut de Législation que la plûpart des Nations policées
ont établi des Tribunaux de Censure. À Rome l’emploi
de Censeur confié aux personages les plus respectables étoit
exerçé avec severité et sans support. Un propos inconsideré
échappé à la fille d’Appius Caecus la fait condamner à une
amende. Des Chevaliers sont punis, l’un pour son embonpoint
excessif, l’autre pour s’être montré trop sensible aux douceurs de
la vie célibataire. Les Tribunaux de Censure n’ont pas
toujours été inconnus en France. Dans le siècle passé une
Societé de Gens de Marque s’etoit érigée en Censeur. Elle se
donnoit le nom de Compagnie des œuvres faites. Ses Membres
se répandoient en divers lieux, observoient les actions des particuliers,
les jugeoient et diffamoient les Coupables. Ce corps vint à
abuser de son autorité; Louis XIV l’abrogea et condamna même
ses membres à l’Exil; En Angleterre et ailleurs la liberté de la
Presse semble suppléer au defaut de Censeurs, quoique bien
imparfaitement. Chez nous ce remède est inconnu; il n’en est
même aucun qui puisse le remplacer. Obligés de s’en tenir
à des réprimandes générales dont personne ne se fait l’application,
les Prédicateurs n’osent montrer au doigt les vicieux.

Ne seroit il donc pas possible de rapeller au milieu de nous
cette ancienne institution Romaine? Seroit elle absolument
incompatible avec notre Gouvernement, avec nos rapports sociaux?

Après quelques réflexions sur le pouvoir des Censeurs Romains
et sur l’origine de ce Tribunal qui paroit devoir son origine
aux Grecs, Mr Gillies pensoit que trois Choses s’opposoient
essentiellement à l’établissement d’une pareille institution.

<70v>  1) Dans une Monarchie le pouvoir du Prince 2) la grande
influence des femes sur les mœurs de ce siècle 3) enfin
le prejugé de l’honneur et les Duels qui en sont la suite.

En convenant de l’insuffisance des Loix, Mr Bridel craint
l’autorité arbitraire des Censeurs. À qui confier une
charge aussi délicate? Caton, le vertueux Caton, le
premier des Censeurs aimoit à s’enivrer, il se rendoit
même coupable d’injustices; il ne louä qu’une fois en sa vie;
il persecuta les Scipions. Devons nous espérer de
posséder des Citoyens plus vertueux que ce Romain?
Les Pasteurs s’erigeront-ils en Censeurs publics?
Ministres de Charité, loin de divulguer les vices de
leurs frères, la Religion leur ordonne de les cèler.

Si quelque chose peut tenir lieu de Censeurs ce seront
les Jugements du Public, de ce Tribunal auquel tous
sont soumis et que presque tous revèrent.

Mr Vernède croit que c’est aux Consistoires qu’appartient
l’inspection sur les mœurs; il seroit à souhaiter que
leur autorité fut plus respectée. Il nous a donné une
idée de la constitution des Consistoires Hollandois où les
Anciens et les personages les plus graves sont élûs pour
Membres.

Mr Verdeil s’est arrêté à détailler les principales causes
des imperfections des Législations modernes. On doit les
attribuer surtout à l’aveugle Complaisance avec laquelle les
différens Peuples ont emprunté leurs Loix les uns des autres,
les Romains des Grecs et nous des Romains.

Ne seroit-il pas possible de perfectioner nos Loix Civiles
et de faire en sorte que les Statuts sur les mœurs
fissent partie du plan général? Ne pourroit on pas
confier l’éxécution de toutes ces Loix aux seuls Juges
Civils sans faire dépendre la liberté des citoyens des caprices
d’un seul hommeCenseur? Il ne paroit pas que les anciens
Grecs ayent jamais distingué ces deux pouvoirs.

Le Secretaire pense que l’établissement d’un Tribunal de
Censure praticable peut être et même utile dans une République
seroit absolument impossible dans une Monarchie.

Un Censeur ne doit reconnoitre aucun supérieur. Auguste
ayant enchainé la liberté Romaine comença par se faire
Censeur. Chez nous les Consistoires sont nos Censeurs
et les Loix Consistoriales nôtre seul Code sur les mœurs.
Peut être tout cela pourroit-il être meilleur,
mais où n’y-a t’il pas des abus?

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les tribunaux des mœurs », in Journal littéraire, Lausanne, 25 octobre 1781, p. 70-70v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1338/, version du 20.02.2024.
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