Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur l'opinion publique », in Journal littéraire, Lausanne, 18 octobre 1781, p. 69-69v

<69> Du 18e 8bre

Assemblée chez Mr Levade Président. Présens Messrs Mingard,
Gillies, Verrey, Verdeil, Bridel, D’Orzens, Bugnion, De Corcelles,
Secrètan Secretaire.

La Question sur l’Opinion publique a été mise de nouveau sur
le tapis.

Elle nous a valû un Mémoire intéressant de Mr Vernède. Nous
en recomandons la Lecture.

Mr Mingard auroit souhaité que la Question eut été mieux
déterminée. S’agit-il de l’opinion du Public actuel ou de celle
du Public futur? Les homes jugent ordinairement mal des événemens
qui se passent sous leurs yeux. Le nuage du préjugé régnant
les offusque et leur empêche de bien voir. Dans les siècles
précédens personne ne s’avisoit de douter qu’il fût permis de
penser autrement que le Pape; personne ne songeoit à condamner
le supplice des Hérétiques, les tourmens qu’on faisoit souffrir aux
Albigeois. Ce n’est souvent qu’à la posterité qu’il appartient de juger
sainement.

Mr Gillies nous a offert un tableau raccourci du systhème qu’il avoit
exposé à la dernière Assemblée. Nous l’avons rapporté avec assés
d’étenduë. Pour lui la societé est un Miroir dans lequel chacun
peut considérer le mérite et la beauté de toutes ses Actions.
Sans ce secours il seroit impossible de les aprécier. C’est donc d’après
l’opinion générale que nous devons juger si une Action est bonne ou
mauvaise. Au reste il faut bien distinguer l’exemple du Public
d’avec l’opinion publique. Celui là est souvent vicieux tandis que
l’autre ne s’égare jamais.

Mr Verdeil croyant remarquer que le sentiment de Mr Gillies étoit
fondé sur l’existence d’un certain sens moral qui nous auroit été
donné imédiatement par la Nature pour discerner le bien du mal,
s’est appliqué à rechercher si ce sens ou cette faculté (le nom
importe peu) n’étoit point chimérique et si en l’admettant on
n’empieteroit pas sur les droits de la Raison. Mr Gillies est
venu à l’appuy de son systhème; il a soutenu entr’autres que la
Raison n’étant que la faculté de comparer nos idées entr’elles, elle
ne pouvoit faire naître chez nous ce sentiment vif qui nous transporte
à la vûë d’une belle Action avant même que la réflection ait eû le
tems d’agir. Ce petit conflit conduisit ces Messrs à l’examen
de plusieurs objets intéressants quoiqu’un peu éloignés du
sujet.

<69v> Mr Bridel respecte l’opinion publique; elles nous présente nos
défauts dans tout leur jour; Mutato nomine de te fabula
narratur
. Il reconnoit l’existence de ce sentiment intérieur
qui fait qu’au premier récit d’une Action elle nous charme ou
nous révolte. Alexandre faisant éclatter sa générosité dans la
tente de Darius; Scipion résistant aux attraits de sa belle
captive et la rendant à son Epoux enchainent notre admiration
avant même que la raison ait eû le tems de nous décider.

Mr De Corcelles est aussi partisan de l’opinion publique;
c’est d’elle que dépend l’honneur si cher aux hommes et le
bien le plus précieux des femmes.

Mr Bugnon distingue les Jugemens publics qui portent
sur la moralité de nos actions d’avec ceux qui ont pour
objet quelque matière de Goût. Là le Public est presque
toujours injuste et partial, mais ici il est souverain Juge
et un Juge infaillible.

En vain contre le Cid un Ministre se ligue
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue
Boil.

Mr Gillies remarque cependant que l’opinion du public ne varie
jamais sur la morale et qu’elle a essuyé les révolutions les
plus surprenantes sur tout ce qui est du ressort du Goût.

Mr Bugnon doute que les vrais principes du Goût ayent
jamais varié.

Le Public paroit à Mr Levade faire l’office d’un Juge impartial.
Chaque home est doué d’un sens droit lorsqu’il n’est pas
abusé par l’interêt personnel. Nathan veut amener
David à la confession de sa faute; Il lui peint cet homme
riche qui enlève la brebis chérie du pauvre; David n’hésite
pas de prononcer la condamnation du Ravisseur et la sienne.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur l'opinion publique », in Journal littéraire, Lausanne, 18 octobre 1781, p. 69-69v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1337/, version du 20.02.2024.
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