Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur l’opinion publique », in Journal littéraire, Lausanne, 06 septembre 1781, p. 68-68v

Du 6e 7bre

Assemblée chez Monsr Levade Président; Présens
Messrs Verdeil, Gillies, Secrètan Secretaire.

Question L’Opinion publique doit elle servir de
règle à nos Actions et jusqu’à quel point doit on la
respecter?

Ne voyant dans le Public qu’un Juge éclairé et impartial,
Mr Gillies regarde ses décisions come une règle invariable
à laquelle nous devons soumettre nos actions.

Il va même plus loin; il soutient que c’est dans cette
opinion publique qu’on doit chercher la vraye source de la
morale. Supposons pour un moment, dit ce Membre
ingénieux, supposons un Homme qui ait toujours vécû
isolé, éloigné de ses semblables; il n’aura aucune idée de la
morale; il n’aura aucun terme auquel il puisse comparer
ses actions; semblable à celui qui voyant pour la première
fois les objets extérieurs au travers de la glace de ses
fenêtres, jugeroit mal de leur étenduë, de leur distance
par rapport à lui, il ignorera les relations qui existent
entre les actions des autres et les sienes, il manquera de
règle pour se déterminer, pour lui le juste et l’injuste ne
seront que des mots. C’est donc d’après les actions
des autres, d’après les jugemens que le public porte sur
ces actions que nous devons estimer la valeur des nôtres;
c’est là l’objet de comparaison qui doit nous les faire
envisager come bonnes ou mauvaises, justes ou injustes.
Sans cesse obsedé par les passions, préoccupé par les
préjugés, l’homme juge mal de ce qui l’intéresse,
il voit sous un faux jour ce qui a un rapport trop imediat
<68v> imédiat avec lui. Veut il agir sainement? qu’il consulte
la voix publique, qu’il se rende compte d’avance du
jugement qu’elle portera sur son action, le bandeau de la
prévention tombera et il se déterminera plus sûrement que
s’il n’avoit écouté que sa propre impulsion. C’est en
méprisant l’opinion publique que l’orgueilleux se rend coupable
du vice et des écarts qu’on lui reproche. Content de lui
même il se met au dessus de tout et tombe ainsi dans
le défaut le plus insupportable.

Entre plusieurs objections que Mr Verdeil opposoit au
Systhème de Mr Gillies il pensoit qu’il fait trop d’honneur
au Public. Il s’en faut bien qu’il ne soit composé que de
Gens éclairés et impartiaux. La multitude ignorante
qui fait le plus grand nombre est exposée aux préjugés les
plus monstrueux; elle se permet les jugemens les plus
iniques. Celui qui voudroit soumettre son opinion à la
sienne, tomberoit dans des erreurs bien funestes. À Toulouse
il eût approuvé le supplice de Calas; à Paris il auroit
applaudi à celui de l’infortuné Chevailler de Lailly. Nous
avons reçû de la Nature un Guide plus sûr, moins exposé
aux variations du prejugé, aux vicissitudes que les tems,
la mode, les circonstances font éprouver à l’opinion publique.
C’est lui seul que nous devons consulter.

Le Secretaire s’est rangé au même avis. L’asservissement à
l’opinion publique nous rendra souvent injustes et toujours
malheureux. Un home sensé ne s’y soumettra que dans les
actions absolument indifférentes, et le nombre en est bien
petit. Si l’on applique la Question aux opérations de
l’esprit, on ne pense pas qu’un home qui n’auroit d’autre
règle que de complaire au grand nombre put jamais
produire quelque chose de grand, de vraiment beau.
L’étude de la Nature a seule formé les Grands homes,
celle du goût dominant ne fit jamais que retrécir le Génie.

Cette opinion a été refutée par Monsr le Président.
C’est d’après le goût du Public que les plus habiles gens
ont réüssi à perfectionner leurs ouvrages. Moliére lisoit
ses pièces dramatiques à une vieille servante avant que
de les retoucher. Beaumarchais profita de la Censure
qu’il essuya à une première représentation du Barbier de
Séville pour y faire les changemens les plus heureux.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur l’opinion publique », in Journal littéraire, Lausanne, 06 septembre 1781, p. 68-68v, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1336/, version du 20.02.2024.
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