Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur le luxe », in Journal littéraire, Lausanne, 15 août 1781, p. 66-67

<66> Du 15e Août

Assemblée chez Monsieur Levade Président. Présens Messieurs
Vernède, Bridel, Gillies, Verdeil, Secrètan Secretaire

Question. Quelles sont les raisons qui doivent s’opposer au
Luxe dans ce Pays, et les moyens d’en arrêter les progrès?

Mr Vernède a donné un Mémoire; il y regarde le Luxe come
devant sa source à l’ostentation. Ce qui est luxe à un certain
âge, avec une certaine fortune, dans un certain temps, dans un
certain pays, pourra ne pas mériter ce nom dans d’autres
circonstances. Les Loix Somptuaires doivent être un frein contre
le Luxe.

Mr Bridel pense que le Luxe nuit également à l’Home moral
et à l’home Civil. Le comerce avec les Etrangers lui
paroit une des principales raisons du luxe dans ce Pays.

Mr Gillies a fourni un Mémoire dont la Lecture est plus
intéressante que l’Extrait que nous pourrions en donner; En voici
cependant quelques idées détachées. On y définit le Luxe par
Amour du plaisir. Le mot de luxe se prend se prend dans
un mauvais sens parce que nous somes portés à blâmer l’excès
d’une passion qui peut blesser chaque individu de la Societé.

L’Auteur remarque qu’il n’a trouvé dans aucune langue qui lui soit
connuë, un mot qui exprime un degré moderé de l’Amour du
plaisir et de celui des femes. Au reste il ne paroit pas
ennemi du luxe; c’est lui, dit il, qui travaille les champs,
qui bâtit les murailles, qui domine les mondemers, qui peuple le monde.
Il fait un parallèle agréable des plaisirs raffinés que nous
procure le Luxe avec les jouïssances grossières et crapuleuses
de nos Ayeux. Les Loix Somptuaires lui paroissent une foible
ressource. Un nouveau partage des terres et la proscription de
l’argent sont les seuls moyens d’exterminer le luxe. C’est domage
que l’institution de Lycurgue qui ne vouloit connoitre d’autre luxe
que celui de la Gloire soit le seul exemple connu d’un semblable
projet. L’Auteur vient ensuite à parler de notre Patrie.

Proscrire tout usage vicieux, le Pharaon, par exemple; faire
éxécuter les Loix sans acception de personne, enfin s’appliquer
d’avantage à l’Education, lui paroissent trois moyens efficaces
pour arrêter les progrès du Luxe. Rousseau, dit il par
occasion n’a fait qu’expliquer Xénophon et Platon. La fin de
cet ce morceau est des plus obligeantes pour la jeunesse de
ce Pays. On y relève sa modestie, sa franchise, son honnêteté,
jusqu’à son urbanité même.

Suivant Mr Verdeil un Luxe National c.à.d. un Luxe généralement
<66v> répandu sur toute une Nation n’est point à redouter; c’est lui au
contraire qui ouvre les canaux de l’abondance, c’est lui qui
procure à la generalité cette aisance source nécéssaire de l’Amour
de la Patrie; celui qui se trouve bien fera tous ses efforts pour
ne pas changer. Si le Luxe est un mal, c’est lorsqu’il
est borné à un petit nombre d’individus. L’inégalité extrême
des fortunes en est la cause, le défaut de circulation, l’infortune
du plus grand nombre en deviennent l’effet. Un homme ne
sauroit être riche qu’aux dépends de plusieurs autres.

Pour en venir au luxe de ce Pays il ne peut jamais y être que
très foible. L’inegalité des fortunes s’introduit ou chez les Despotes
chez les Monarques qui se plaisent à cumuler les faveurs sur
un petit nombre de têtes, ou dans ces Republiques que le
comerce et l’industrie rendent florissantes. Chez nous ces deux
sources d’inégalités ne sauroient se rencontrer. Nous ne somes
donc pas exposés à ce luxe des individus; nos fortunes sont
assés également distribuées; l’aisance seule se fait sentir dans
nos foyers. Sans doute est ce l’effet de notre Gouvernement.
Decidé à proscrire le Luxe, il favorise peu le Comerce;
le Négociant opulent ne tarderoit pas à l’introduire; il est
d’ailleurs mauvais Patriote; tout pays lui est bon pourvû
qu’il y fasse de bonnes affaires. L’Agriculture est le principal
objet des soins de notre Prince; c’est elle qui enrichit le plus
grand nombre, c’est elle qui nous ouvre les mines des seuls
vrais trésors; c’est elle qui ramène cet âge d’or ou tous etoient
heureux parce que tous étoient égaux.

Mr Levade nous a donné en peu de lignes une foule d’excellentes
idées sur le Luxe. Cette précision nous oblige de copier plutôt
que d’extraire. Entre plusieurs définitions celle ci nous a parû
mériter la palme. Le luxe, dit Mr de Mirabeau, est l’abus des
richesses. La nature demande le nécéssaire, la raison l’utile.
L’amour propre l’agréable et la passion le superflu. Le Luxe,
dit Rousseau, peut être nécéssaire pour donner du pain au Pauvre
mais s’il n’y avoit pas de luxe, il n’y auroit pas de Pauvres.

Suivant l’Auteur le Luxe consiste à depenser son bien en choses
vaines que la vanité seule approuve 2) à dépenser au delà de
ses facultés 3) au delà de sa condition 4) au delà de l’Etat
de la Ville où l’on demeure. Le luxe ruine les Etats,
témoin la Perse, l’Assyrie; il perd la Republique, la Grèce
frugale fut triomphante. La médiocrité de nos fortunes
rend le Luxe très nuisible dans cette Ville. On ne s’y procure
guères le superflu qu’aux dépends du nécéssaire.

<67> L’Auteur désireroit l’etablissement d’un Tribunal de Censure qui evaluât
les fortunes et établit une proportion de dépense.

Le Secretaire a prétendu que le Luxe n’étoit autre chose que l’augmentation
de nos besoins. Dans ce sens absolu le luxe est un mal; il
diminuë la liberté morale; il produit l’injustice; on veut jouïr comme
son voisin; et si l’on n’est pas aussi riche que lui on est réduit à le
piller. Homère parle d’un Peuple qui ne vivoit que de lait;
c’étoient les plus forts et les plus justes des homes. Le luxe nous
énerve, il fait dégenerer insensiblement la race humaine. Le
Poëte Horace a mieux raisonné là dessus que plusieurs raisonneurs
modernes. Mais puisque les terres sont partagées, puisque
le mien et le tien se sont nichés dans le monde, le luxe est
nécéssaire. Il fait fleurir les Etats et leur procure tous les
avantages détaillés par Mr Gillies. Il ne paroit dangereux pour
un Peuple que lorsqu’il n’est pas établi généralement chez ses voisins;
Rome n’auroit pas succombé si les Nations qui la pressoient avoient
été aussi corrompuës qu’elle. Aujourd’huy le luxe n’est à craindre pour
aucun Peuple en particulier parce que tous en sont infectés.

Chez nous cependant le luxe est plus dangereux que chez nos Voisins.
Plus pauvres qu’eux nous voulons paroitre aussi riches; C’est ce que nous
vaut le comerce avec les Etrangers. Ils nous apportent de l’argent,
de la politesse, des connoissances, de l’esprit surtout du plaisir
mais ils nous donnent aussi leurs ridicules, souvent leurs vices et
toujours l’exemple funeste de leur Luxe. Fatalité sans remède !
Car que peuvent les Loix somptuaires; c’est une petite pierre qu’on
voudroit faire servir de digue; quand elle pourroit rester en place
le torrent n’en passeroit-il pas moins à côté?

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur le luxe », in Journal littéraire, Lausanne, 15 août 1781, p. 66-67, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1334/, version du 20.02.2024.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.