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« Sur les philosophes de spéculation », in Journal littéraire, Lausanne, 02 août 1781, p. 64-64v
<64> Assemblée du 2e Aoust chez Mr Bridel. Présens
Messieurs Vernede, Levade, Gillies, Verdeil, Secretaire par interim
Question. Quelles sont les Causes auxquelles on peut attribuer l’inconse=
quence de tant d’homes Philosophes de Spéculation, et non de pratiques?
Mr Vernede répond à la question, en disant, qu’il est plus difficile de
bien agir, que de bien penser.
Mr Levade a doné avec quelques détails le même sentiment par
écrit, je renvoye à ce Morceau, il perdrait trop à être extrait, on
ne pourroit y toucher sans altérer cette chaleur, cette originalité
précieuse qui Caracterisent les Ecrits de ce Membre de nôtre Société.
Il explique l’inconséquence des Philosophes par plusieurs raisons
qui ont toutes une aparence de Vérité.
Mr Gillies prétend au Contraire que cette Inconsequence
n’existe point. Le Veritable Philosophe de spéculation (nous a t’il
dit) l’est aussi de pratique, et vice versa. Il faut observer que
non omnia possumus omnes. La pratique parfaitte est au
dessus des forces de l’humanité (à cet égard Mr Gillies est
parfaittement d’accord avec Mrs Vernede, et Levade, qui ont
dit qu’il etait plus difficile de bien agir que de bien penser).
Si Spinoza et Hobbes (suposé qu’ils n’ayent pas été Philosophes
de Speculation) ont été cependant Philosophes de pratique;
C’est qu’aparement ils ont eu d’autres motifs à l’etre que l’amour
de la Sagesse. Si certains homes de Lettres les Philologues surtout
ne sont pas Philosophes de pratique, c’est que leur education
a été défectueuse, qu’ils ont apris plus de mots que de
choses, et qu’ils ont puisé de mauvais principes endossés les
avec Confusion, et obscurité.
Mr le Secretaire a Comparé le Philosophe de Speculation à ce
qu’on apelle dans la Société un Amateur, et celui de pratique à
ce qu’on apelle Artiste. La meme difficulté se rencontre dans les
deux cas, Il est plus aisé de doner des précéptes que de les
mettre en éxécution. Le principal obstacle qu’on rencontre dans
la pratique de la Philosophie est l’abus des Passions. Les Passions
sont le mobile des Actions des homes, Mais leur abus est dangereux
et c’est lui qui empechera plusieurs Philosophes de Speculation
de l’etre de pratique. C’est le cas de la plupart des gens de
lettres en France qui répandus dans la Société y sont exposés
aux mêmes tentations que les Gens du monde. C’est encore le
cas des Grands Seigneurs, et celui des habitans des Capitales. Mais
<64v> Mais ce sont les heureux Habitans des Campagnes, et Ceux
des Pays ou l’Etat d’Auteur ne conduit qu’à la Gloire, et à
l’estime de la Postérité qu'onchez qui l’on trouvera le plus grand nombre de
Philosophes qui joignent la Pratique à la Spéculation.
Mr le Président pensen que les Passions et la Paresse sont les
deux grands Enemis de la Philosophie active; Les Auteurs placés
sur de grands Théatres sont aussi souvent arrêtés par la crainte
du ridicule. Cette Crainte a étouffé plus d’un heureux mouvement
et arrêté plus d’une Entreprise utile à la Société. D’ailleurs la
speculation et l’etude ocupent tous les momens de l’home à
talens qui s’y livre, il ne lui en rèste plus pour descendre en
lui même, aprendre le premier, et le plus difficile des arts, celui
de se conaître. Cette Ignorance de soi même, et son inexpérience
ne lui laissent point de ressource contre les attaques des
Passions, et il y sucombera plus aisément que l’home du
monde.