Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur les voyages de formation », in Journal littéraire, Lausanne, 08 avril 1781, p. 44v-47

<44v> Le 8e AvrilAssemblée chés Mr Verdeil, Secret Bugnion L’A.

QuestionLes Voyages tels qu’on les fait generalement, sont
ils un moyen de perfectioner l’Education
?

MLevade j6 caractères biffure présenta un Essai sur
cette Question, où il etablit les pour & les contre
sans decider; Dans Les Raisons pour 1 mot biffure il fit
2 mots biffured’abord parler des son Montaigne qui dit
Raisons en faveur des VoyagesLe voyage me semble un Exercice profitable,
l’Ame y a une continuelle exercitation à
remarquer ces choses profitables, & je ne sache
point de meilleure Ecole à façonner la Vie,
que de lui proposer incessamment la diversite
de tant d’autres vues, fantaisies, & usances, & lui
faire gouter cette perpetuelle varieté de
formes de notre Nature. Mr L. nous dit
ensuitte qu’en voyageant on se degage de ses
préjugés locaux & nationaux, on elargit la
sphère de ses idées, & l’Ame se fortifie par
cet Exercice; Les Voyages nous mettent à
même de communiquer avec les gens de
génie de touttes les Nations; On acquiert
la Connoissance du Monde, le gout des
beaux Arts & on apprend les langues vivantes.

Manière de bien voyagerMr L. vint ensuitte a des Conseils pour sur
la manière de voyager avec fruit en fesant
encor parler son Oracle favori; J’observe en
mes Voyages, dit il cette pratique pour
apprendre toujours quelque chose par la
Connoissance d’autrui, qui est une des plus
belles Ecoles, de ramener ceux avec qui je confère
aux propos des choses qu’ils savent le mieux.

Navitas de Ventis, de Tauris narrat Arator
Enumerat Miles vulnerae, Pastor Oves.
Vagari, Lustrare quivis potest, pauci indagare,
Discere, id est veri peregrinari.

<45> Mr Levade ajoute qu’on pourroit comparer
le Monde entier à une vaste Bibliothèque, Les uns
n’y cherchent que des Livres d’amusement. D’autres
des bons, des troisièmes des mauvais; D’autres se contentent
du coup d’œil des Reliûres, Il en est de même des
Voyages, tout depend de celui qui voyage. Rousseau
veut qu’il aille à pied; Mr L. voudrait qu'on trouve
engagent des avantages à voyager seul, & sans but fixe.
S’il fait laid à droitte, je prens à gauche, si je ne
puis monter à cheval, je m’arrête, si j’ai laissé
quelque chose derrière moi, j’y retourne, c’est
toujours mon chemin. J’envisage tout homme comme
un Temple, & je prefère la vue des Desseins
originaux que j’y trouve, à la transfiguration de
Raphaël; L’homme qui dedaigne d’entrer dans une
Allée sombre, peut être un excellent homme,
propre à cent choses, mais il ne sera jamais
bon Voyageur; L’homme qui voyage sagement
doit commencer par observer ses semblables, &
puis observer les choses, s’il en a le tems; Et
c’est mal raisonner que de conclurre que les
Voyages sont inutiles, de ce qu’on voyage mal.

Raisons contreMais l’utilité des voyages reconnüe,
s’en suivra t’il qu’ils conviennent à tout le Monde?
Tant s’en faut dit J. Jaques, ils ne conviennent
au contraire qu’à très peu de gens, asses fermes
sur eux mêmes pour ecouter les leçons de l’erreur
sans se laisser seduire, & pour voir l’exemple
du Vice sans se laisser entrainer; Les Voyages
poussent le Naturel vers sa perte, & achèvent
de rendre l’homme bon ou mauvais; De me dire que
1 mot biffure
 Une passion pour les modes etrangères, un
attachement pour les vices etrangers, un mepris pour
son Païs & ses Concitoyens, une impudente effronterie
sont genéralement les suittes des voyages de nos jeunes gens (Richardson, Clarisse)
<45v> Congreve en dit autant, On sait les vers de Grasset
Un Sort errant ne conduit qu’à l’erreur & celuix
de la Fontaine, Rarement en courant le Monde

Devient on plus homme de bien.

Un Evêque de Gloucester a remarqué que
l’Incredulité n’etoit point un vice du Sol de
l’Angleterre, où elle fesoit cependant tant de
ravages, mais qu’elle etoit le produit de
la gêne & de la Tyrannie Sacerdotale, &
que les Voyages superficiels l’apportoient des
Païs Etrangers où elle règne, surtout de
l’Italie avec les modes etrangères.

On fait beaucoup valoir la politesse qu’on
acquiert en voyageant, mais qu’on la
païe cher en l’achetant au prix de sa
Religion & de ses Mœurs! Un autre
grand inconvénient des Voyages c’est la
perte du Tems, dans l’âge où il est le
plus précieux; Un autre c’est la legereté d’Esprit
qui est la suitte des Educations de voyage.
La Scène et les objets changent sans cesse,
& distraisent l’attention, cette faculté qui
doit être la plus fortifiée dans l’Education.
La Jeunesse y repugne assés, sans qu’on
l’y encourage; J’objecte encore le genre
d’objets sur lesquels on porte l’attention
du jeune Voyageur, Ce sont les beaux Arts, &
on néglige pour cela les Etudes les plus
essentielles; On fait encore valoir les Voyages
comme un moyen d'extirper les Prejugés
nationaux, mais comme le mot l’indique,
il peut en être d’utiles & de vrais, & quant aux
autres qui ne sont souvent qu’un excès de
principes justes & sages, il s’en peut trouver
d’utiles; La condition de l’Humanité est de
<46> de passer en dessus ou en dessous du But, & c’est
ce qu’on remarque chés ceux qui se donnent pour
être degagés de prejugés; D’ailleurs la reflexion,
l’expérience & l’etude en sont les meilleurs remèdes.
On nous dit que les Voyages guérissent de la timidité
& de la fausse honte; Mais n’est ce pas un mal?
Ces prétendus defauts ne sont ils pas dans l’ordre
de la Nature chés les jeunes gens.

On me dira que les Sages de l’Antiquité passoient
en Voyage la plus grande partie de leur Vie,
il est vrai, mais c’etoit surtout pour l’etude de la
Legislation & de la Politique, & le peu de comunication
que les Nations avoient entr’elles rendoient ces
Voyages plus nécessaires, la Lecture n’etant pas pour
Eux une Source facile d’instruction, la Science
etant renfermée avec une sorte de mystère
dans des Sectes, des Associations, des Academies,
dont la fréquentation devenoit indispensable.
D’ailleurs on peut remarquer encore que le
plus illustre de ces Sages, le bon l’excellent Socrate
ne sortit jamais d’Athènes, & quand on lui
demandoit la raison de cette singularité,
il avoit accoutumé de dire que les Pierres
& les Arbres ne pouvoient l’instruire, fesant
allusion à la manière superficielle dont
plusieurs voyageoient.

Ce Memoire interessant qui ouvroit un champ
libre aux reflexions des differéns Membres de
la Societé, en laissant la question indécise,
procura effectivement des 3 caractères biffure observations,
de plusieurs dont voicy le Resum court Resumé.
Mr le Juge pense que les Voyages pourroient être
utiles, quand ils auroient un but determiné,
mais ne le sont pas de la manière dont on les fait.

<46v> Mr de Corcelles croit que l’effet des
Voyages dépend absolument du Caractère de
celui qui les fait, & qu’ils peuvent être
aussi utiles à celui qui a le gout & l’art
d’observer, que sans fruit pour les autres.

Mr Deyverdun pense qu’ils ne peuvent
produireavoir aucune bonne influence sur l’Education.

Mr de Montolieu voudroient que ceux là
seuls voyageassent, qui sont destinés à
de grands Postes, principalement les
Hommes d’Etat.

Mr Ferguson est de cet avis, mais
approuve cependant la coutûme genérale
de faire voyager ses jeunes Compatriotes
parce que dans l’âge qu’on les envoïe chés
l’Etranger, ils y font moins de mal,
qu’ils ne feroient chés Eux.

Mr Bugnion ne voit dans les Voyages
qu’un moïen de satisfaire la Curiosité,
qui ne peut avoir que deux objets,
Les Hommes & les Choses; Quant aux premiers,
le petit nombre d’Interessans par les dons
du Genie se font beaucoup mieux connoître
par leurs Ouvrages, que par leur Conversation
& il est infiniment plus aisé de se
procurer leurs Livres, que l’entrée de leur
Cabinet; De plus, ceux qui à des Talens
distinguéssupérieurs joignent de grandes places, affectent
aujourd’hui de n’entretenir les Etrangers, que
des choses les plus triviales.

<47> L’autre objet de la Curiosité des Voyageurs
sont les Chefs d’œuvre de l’Art antique
ou moderne; Et quant à ceux cy Mr B.
croit qu tout au contraire qu’on n’en aura
jamais une idée juste sans les voir;
L’Imagination reste toujours fort au dessous
de la realité, dans tout ce qui tient aux
Phenomènes extraordinaires de la Nature, comme
le Vesuve & l’Etna, & au Monumens de
l’Antiquité, tels que le Panthéon & le Colisée &c.
On ne peut bien juger les Romains que dans Rome.
Faut il donc absolument indispensablement y
aller; C’est icy une affaire toutte de Calcul;
Est on preparé à ces jouïssances là par touttes
les Connoissances Classiques qu’elles demandent?
A t’on assés de fortune pour donner dans ce
luxe de plaisire pour la Mémoire & l’Imagination
Ne Un tel Voyage ne nous condamnera t’il
point à d’autres privations bien plus fâcheuses,
voilà une partie des Combinaisons à faire
en pareil cas.

Mr Verdeil a terminé la Seance par la
Lecture de l’Epître du Philosophe de Sansoucy
à Rothembourg sur les Voyages où le
ridicule est jetté à pleines mains sur la
plupart des Voyageurs

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur les voyages de formation », in Journal littéraire, Lausanne, 08 avril 1781, p. 44v-47, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1321/, version du 20.02.2024.
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