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« Sur la littérature du siècle de Sénèque », in Journal littéraire, Lausanne, 18 février 1781, p. 40-41
18e FevrierAssemblée chés Mr de Corcelles, Sect Saussure de M.
Persone ne s’etant occupé de la question du jour, Mr
Verdeil revint à la comparaison du siècle de Seneque avec
le nôtre.
Vous vous souvenés Mrs que dans l’assemblée du 3e Fevrier
il nous avoit presenté un tableau de la litterature Romaine
du Siècle d’Auguste comparée avec la litterature Françoise
au temps de Louis XIV. Ces deux époques de gloire pour
les lettres ont été suivies de revolutions à peu près sembla=
bles, et c’est à en developer les Causes que Mr Verdeil s’est
occupé dans le mémoire dont je dois vous rendre compte
aujourd’hui.
Il trace d’abord d’une main hardie le portrait de Sénèque
cet Ecrivain célébre precepteur ministre et favori de Néron.
Il rend justice à ses talens. «Son esprit nous dit il etoit
rigoureux et élevé, sa morale noble et imposante, son
imagination fleurie, ses conoissance étenduës.»
Il releve ses défauts. «Sa maniere etoit minutieuse, son
style etoit recherché, il emploïa trop souvent l’antithèse
et les faux brillans; enfin sans egard au ton qui convient
aux choses il ne prenoit jamais que le sien.» Tels sont les
principaux traits d’un portrait très bien fait mais plus
detaillé auquel je vous renvoië.
Il choisit un des morceaux les plus brillans des ouvrages
de cet Ecrivain célèbre: la Conversation de Demarate avec
Xerxés; et il relève avec beaucoup de justesse les défauts
dont il l’avoit accusé.
<40v> A Seneque Mr Verdeil oppose ensuite Mr de Voltaire.
Ce grand home parut à l’epoque où la litterature
francoise avoit des chef d’œuvres dans tous les genres;
époque fatale qui semble présager des malheurs.
Il peint Mr de V., son ambition demesurée qui lui fait
aspirer au Thrône même d’Apollon; la conoissance qu’il
avoit du carractere de sa nation qui lui fournit les
moïens de rëussir.
Il rend justice à l’étenduë de ses conoissances, à la beauté
de son génie à la vivacité de son imagination; à l’élegance
et à la clarté de son style; persone ne scû come lui
répandre des fleurs sur les sujets les plus arides; aucun
Ecrivain n’a scumis la science plus a la portëe de tous
ses lecteurs.
Mais «la philosophie de Voltaire si bien faite pr plaire
et pour charmer l’esprit n’est pas celle qui recule les bornes
des conoissances humaines et qui féconde le genie. Le
style de cet Auteur célèbre malgré toutes ses beautés
est trop chargé d’antitheses. Il est qqfois décousu et
morcellé. On n’y trouve ni gravité ni noblesse. Ce qu’on
apelle manière s’y fait trop sentir.» Voltaire par ses
cotés brillans s’est fait une multitude de lecteurs, et
une foule de Copistes qui par une malédiction attachée
à tous ceux qui veulent imiter n’ont pris de lui que ses
défauts. Voltaire a donc été le Corrupteur du gout
du XVIII Siècle come Seneque l’a eté du Siècle de Néron.
Mais si ses défauts brillants ont amené la decadence
des lettres plusieurs causes puissantes ont concourru à
l’opérer. J’indiquerai les ppales.
1° La difficulté de parvenir avec le seul mérite aux
honeurs littéraires.
2° L’abus des Cotteries et des Cercles litteraires.
3° L'imp5 caractères recouvrementa multitude de feuilles et de journaux dictés par
l’envie la haine et l’esprit de parti.
4° L’impertinente Dictature des foïers.
5° L’Esprit methodique et sec du siècle.
Voilà tout autant de Causes qui selon l’opinion de Mr Ver=
deil ont operé et opèrent la decadence des lettres.
<41> Il ne faut pas s’etoner après cela s’il se plaint des Ecrivains
modernes. Il les accuse de s’écarter de la pureté de la
langue; De doner dans le néologisme; de prodiguer l’An=
tithèse, de farcir leurs ouvrages de comparaisons tirëes de
la philosophie et des sciences abstraites; de courir après
les apophtegmes et les maximes; de doner enfin dans les
Concetti, et dans cette multitude de brillants défauts que
le bon goût reprouve.
La Tragedïe a perdu sa chaleur. «Les carractères sont faux
ou foibles; les coups de theatre tienent lieu de tout. On
voit partout la manie du philosophisme, des maximes, des
sentences des vers à retenir, &c.
La Comedie n’a pas moins déchû. Thalie, au lieu d’être vive
enjouée et naturelle est langoureuse ou philosophe, elle a
des pretentions à l’esprit»
L’ode semble avoir pris congé de la France depuis J. J. Rousseau.
Les lettres ont donc bien degeneré dans nôtre Siècle.
Cependant elles ne sont pas au point de décadence où elles
etoient tombées au temps de Senèque.
«Nôtre langue n’est point aussi corrompuë. Nos poëtes ont plus
d’harmonie et d’elegance; nous avons une philosophie plus
douce et plus tolerante; et nôtre Siecle a produit plusieurs
Auteurs qui auroient figuré dans le beau Siecle de Louis XIV.
J. J. Rousseau, Mr de Buffon ont un style aussi pur, et sont
aussi eloquens qu’aucun auteur François ne l’ait été.»
«Mr de Beauvoir pourroit monter son rang à la chaire
des Bossuet et des Fléchier. La metromanie, le mechant,
le Barbier de Séville n’auroient point été déplacés sur le
théatre de Molière. Mrs le Monier, Imbert, Aubert, ont
fait plusieurs fables qui ne seroient point indignes de
la Fontaine. On trouve dans les œuvres de Mrs Thomas
Marmontel, Servant, Bernis, &c. des pièces que le Dieu
du gout avouë et qui auroient brillé dans le beau Siècle
de la litterature françoise.»
Mr Verdeil termine ce parallele par la Comparaison de deux
morceaux tirés des ppaux ouvrages des ces deux périodes litterai=
res. La Pharsale de Lucain et la Henriade de Voltaire.
Il est question dans l’une de la mort de Pompëe et dans l’autre
de la mort de Coligni. La comparaison est toute à l’avantage
des Poètes François.