Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 01 août 1747

du buignon ce 1er aoust 1747

je vous parleray desormais souvent d'agriculture mon cher saconay
ne fut ce que pour accèlèrer votre rèponce et le plaisir de recevoir
de vos nouvelles; on voit que vous parlès d'affection quand vous
ètes sur ce chapitre. quand a moy outre le peu de disposition
naturelle, je my suis mis trop tard pour pouvoir jamais y avoir
l'ordre et l'habileté nècessaires, il n'est qu'un age pour la flexibilité
de nos idèes, et je suis trop vray pour ne pas paroitre en toutes
choses encore plus ignorant que je ne suis; car vous pouvès mon
cher amy vous rapeler que dès l'acadèmie nous remarquions que
touts les prètendus virtuoso etoient plus de moitié charlatans et
a cet ègard je puis presque dire que je l'ay èté trop peu. je n'avois
de ma vie fait travailler a la terre autour de moy, l'aridité du
sol autour de moy a Mirabeau, mon peu de permanence a saulveboeuf, et partout
la dèpopulation gènerale qui est la gangréne de la france m'avoient
rebuté de commencer; quand j'arrivay icy j'avois avec moy un
gentilhomme limousin et par consèquent grand amateur des près
il frèmit de voir que dans une situation ou les eaux et ruisseaux
sortent de partout et ou les foins sont si prètieux on laissantt
manger tout un vallon par un marècage ou des buissons; nous
en parlames tant que nous mimes la main a loeuvre, a peine
j'eus taté que mon feu naturel s'en meslant, j'entrepris dabord
de conduire sur la hauteur qui règne dans sur mon vallon les eaux
<1v> qui couloient dans le bas. je trouvay dans le paÿs comme c'est l'usage
toutes les contradictions imaginables, je me dèbarassay de tout cela
allant toujours, fis venir des limousins peuple indomptable au
travail, qui furent a la tète de ma besogne, je trouvay des terreins
endiablès, de pierre a fusil enchassé dans de l'argile qu'on ne pou=
voit avoir qu'en poudre noire et qui sentoit le feu, je perçay les
hauteurs, je comblay les marnières, ayant toujours leau derriere
moy, et vins a bout enfin ne ma besogne, non sans les inconvé=
niens de la presse ordinaire a tout ce que je fais, morceaux a
reprendre, chaussèes èboulèes &c, mais au grand ètonnement de
tout le paÿs, mon eau partagèe des deux cotès coule au dessus
des prairies, par plus de 5000 toises de fossés, dou elle vient par
l'ancienne issue se rendre a ceux qui sont au dessous de moy; en mème
temps que j'assistois a mes ouvriers, l'intérieur de ces fossès me
devenant plus familier me choqua davantage, je commençay par
èchanger touts les champs qui par ma nouvelle direction se trou=
vèrent enclavès de dans, je mis en mème temps des bucherons
a tant le cent de fagots et des arracheurs a prix fait dans ces
repaires d'aulnes et de buissons, il y avoit mème dans cette immen=
sement longue ètendue de prèz bien des beaux chesnes et des ormeaux
tout fut jetté a bas, bonne lune ou non. ces françois tempèrès
qui ne connoissent pas l'impètuosité de nos paÿs chauds etoient
dans un ètonnement considèrable de voir ces immenses abatis
cepandant on ne put mettre la derniere main a rien, mais de
38 arpents de pré, j'en ay fait 50, ce qui vous paroitra assès
considèrable, si vous songès que je ne pus commencer qu'au mois
de novembre et que je partis au commencement de fèvrier, mais
aussy faisois je le prèz a 60 pionniers touts les jours. pour cette
année mon dessein, est au lieu de ces marescages serpentants ancien
<2r> lit de la riviere, toujours entretenus par quelques marescages fontaines qui y
restent naissent, par les lécoulements des arrosages, ou la fuite des nouvelles
rivieres, de tirer de bout en bout en lignes droites, pendant près
d'une lieue du paÿs, un fossé, qui attire ces eaux et dessèche con=
sèquemment les autres, alors je pourray faire arracher les aulnes
qui les bordent, je feray conduire a la brouette toutes les terres du
nouveau fossé pour combler les anciens, achever touts les grands
arrachis, et travailler a unir les prèz tant nouveaux qu'anciens
cela est plutost ècrit que fait, mais je ny chommeray pas et je fais
venir encore dix limosins outre les 1ers que j'ay retenus, il y a un
proverbe limousin qui dit achette un prè de cent ècus, et mets deux mille francs
dessus
.
j'ay icy un grand avantage, cest que mes prayries resçoivent
de l'engrais des deux cotès, il est vray que je l'ay barré par mes
fossès, mais je rigoleray l'extérieur aux endroits ou se font les chutes
deaux et ècoulements des eaux pluviales de dedans les champs et
les feray passer sur pierres ou bois creux par dessus mes fossès mon
eau dailleurs, porte partout le cresson et les ècrivisses et j'ay gagné
un pary quelle feroit venir de l'herbe sur une ardoise. voila mon cher
amy sur quel sol, je vous consultois, et vous me faites grand plaisir
de me marquer que de dépaitre des moutons ny fait pas de mal att=
endu quils disent dans ces paÿs cy qu'ils arrachent l'herbe, et que les
vaches my dèplaisoient fort. quand a toute autre oeconomie de
campagne, jy suis très aprentif, mais j'ay tant d'autres choses a
faire et la vie est si compliquèe dans tout paÿs, ou les loix se taisent
et ne sont plus la sauvegarde de personne, ou il faut que chacun
s'èvertue pour se faire valoir soy mème, apuyer et ètre apuyé, paÿs
ou l'or a pris le montant, ou la justice n'est plus que formalité qui
couvre fiscalité excessive, on ne trouve guères d'honnètes gens et
par consequent tout homme qui a du bien a des affaires, qui a des
biens dispersès a des affaires dispersèes, et le mieux que puisse faire un
honnète homme avec toute l'exactitude et la multiplicité de vues possibles
c'est de sy conserver. outre les travaux cy dessus, j'ay tracassé, soufert, et
dèpensé a l'exces cet hyver a paris, a finir mon hotel ou les
ouvriers seuls ont couté 10080 lb, a la meubler, monter &c, en mème
temps; je suis obligé de me loger icy, et dy remettre touts les batiments
<2v> des fermes tout y etant dans un ètat déplorables, quand aux entours
de la maison, je ne donne point dans les dehors voyants, suitte du
luxe de ce paÿs cy, mais tout y est plein de canaux dont le recurement
est lent est cher, dailleurs jay planté force buissons et hayes garnies
de sauvageons en fruitiers de 12 pieds en 12 pieds, quelques charmilles
mon sort est de travailler, j'avois un objet, je n'en ay plus la
volonté de dieu soit faite. quand a lharmonie, dans tout ce qui fait
marcher cela, nos continuels dèplacements nous en ont empèchè. avoir
eu ménage, en provence, puis en pèrigord, en gatinois, a paris, tout
cela instruit de bien des choses, mais dèrange pour longtemps l'harmonie
et le bien ètre par arrangement; je ne scay si j'atraperay sitost
ces deux points, cest mon but constant, mais cest ce qui me fait
craindre de ny venir jamais.

parlons d'autre chose. j'ay lieu de desirer d'ètre instruit quelle forme
de moeurs il faut pour reussir a soleure vous m'entendès. si un
homme règlé, franc, bien intentionné bien honnète honnète homme
peut espèrer dy reussir. s'il faut dépense excessive si une femme ny est point un grand
embarras, et suposé qu'on put y en mener, si une femme, bonne
au fonds et fort attachèe a son mary, mais mal élevèe sans prèsence
d'esprit, ne scachant que jouer ou parler mènage, y seroit suportable
je serois fort aise d'avoir de toy quelques dètails la dessus.

adieu mon cher amy, ma mère me charge toujours de vous faire
ses compliments, offrès je vous prie, mille respects de ma part chex vous
et donnès de vos nouvelles a votre meilleur amy

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 01 août 1747, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/131/, version du 16.05.2017.
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