Transcription

Société littéraire de Lausanne, « Sur la possibilité pour les femmes de faire des avances », in Journal littéraire, Lausanne, 07 janvier 1781, p. 35-37

<35> 1781.

7e JanvierAssemblée presidée par Mr Smith, Sect Saussure de M.

QuestionSi ce n’est pas une opinion nuisible à la societé que les femes
ne puissent jamais faire les avances?

Mr de Montolieu s’est excusé de traiter un sujet sur lequel
J. J. Rousseau s’est exercé et où il a deploïé toute son eloquence,
il s’est contenté de nous faire part d’une lettre anonyme dont
la Societé a entendu la lecture avec le plus grand plaisir.

C’est un zelé partisan du beau sexe qui l’avertit du danger
qui le menace. Dans une societé d’homes lui dit il, une
voix s’est elevée pour attaquer nos droits les plus pretieux,
une voix a fait entendre ce cri de révolte et de trahison,
pourquoi les femes ne feroient elles pas les mêmes avances
que les homes?
 Ne voiés vous pas que sous le pretexte de
retablir l’egalité on veut vous arracher vôtre Empire.
Vous regnés sur nous «par la pudeur qui irrite nos desirs
par vos graces qui les attirent, par la tendresse qui nous
enchaine, par mille moïens secrets qui nous seduisent et
qui nous asservissent» vous regnés, et un sexe jaloux et dés=
potique veut entrer en partage avec vous.

Sans vouloir discuter la legitimité de vos droïts, armés vous pour
les défendre. Voïés en cas de défaite les pertes affreuses dont vous
auriés à gémir. «Voiés tant de doux prestiges détruits! Voici
les Romans s’enfuïr et vous priver de leurs leçons, de leurs aima=
bles et flatteuses illusions du charme de vos loisirs! Voici la
touchante Elégie, la tendre Eglogue rentrer dans le néant!
Voiés ce cortege d’amies, utiles complaisantes qui faisoient
voltiger autour de vous la douce ésperance qui vous sauvoient
les regrets qui annoblissoient toutes vos entreprises et quelquefois
vos torts; les amies enfin conuës sous le nom de Confidentes sont
desormais proscrites, car il n’y a plus de secrets!

Il n’est plus ce tems Licidor où les noms de ta maitresse et le
tien tracés sur le sable léger l’avertissoit en passant de ton
inaction! Il n’est plus ce temps où l’Echo doublant ta voix, l’on
répetoit ce qu’elle n’osoit lui faire entendre. Il n’est plus ce tems
où ta Lyre montéë sur de tendres accords lui exprimoit ce que ta
bouche n’osoit lui dire! Ce tems où l’on voioït le Hêtre presque
dépouillé de son ecorce par les secrets que les amans timides venoient
y deposer! Non, non, l’Echo, le hêtre, le sable leger, la lyre touchante
ne seront plus desormais les organes du sentiment. Car… il n’y
a plus de secrets!»

<35v> Femes prudes et galantes ce n’est point à vous que l’anonyme s’adresse
«Vôtre noble courage a prévenu la proposition du partage
des avances, et vous en recueilliés les fruits. C’est vous femes
tendres et sensibles, c’est vous seules que l’on attaque et
dont les droits sont contestés aujourd’hui. Conservés les, nous
vous en conjurons tous avec l’Anonyme, defendés vous, combattés pour le mystère pour la volupté
et pour l’amour.

Mr LevadeMr Levade répondit aussi à la question.

L’usage qui interdit les avances aux femmes indique
selon lui une convenace qui tient à la nature des deux
sexes.

La foiblesse qui est le partage ordinaire des femes et la
pudeur qui fait leur plus bel ornement excluent toutes
les démarches que l’on a désigné par le nom d’avances et leur
prescrivent toutes les regles de bienséance auxquelles l’usage
les a soumis.

Les femes plus sensibles et plus précoces risqueroient un
Choix imprudent si elles etoient authorisées à le déclarer.

Celles qui auroient essuié un refus n’auroient pas la
ressource des homes qui vont 4 caractères recouvrementporter ailleurs leurs homages
elles seroient marquées du signe de reprobation et seroient
en danger de le porter toujours.

Cependant leur sort n’est point à plaindre. La nature
les dedomage de la contrainte que l’education leur impose
et leur inspire mille moïens délicats de faire conoitre leur
penchant. Un geste, un mot, un coup d’œil: leur silence
même est expressif, et dit plus à qui sait les entendre
que nos discours etudiés nôtre jargon et nos importunités.

Mr PolierMr Polier nous fit ensuite part de ses observations.

Le desir de plaire etant la passion dominante des fems,
leur a inspiré les moïens les plus ingenieux pour y reussir,
et leur a dicté dans tous les temps toutes les démarches
qui pouvoient remplir ce bût: Ce n’est donc pas de ce genre
d’avances si ancien et si universellement emploïé qu’il est
questions’agit aujourd’hui, et Mr Polier suppose que l’Auteur de la
question veut transformer les femes en hommes, rompre la
barrière que la pudeur et la modestie ont mise entre les
deux sèxes, doner lieu à une multitude de conjonctions
fortuites et abolir tout d’un temps l’institution du
mariage.

<36> Il se livre un moment à cette Idéë qui l’amuse, et supposant
l’ordre établi, renversé; il voit les femes à la poursuite des
homes, la foiblesse s’attaquant à la force, la beauté courant
les champs, et implorant la pitié d’un chasseur qu’elle ne peut
atteindre et qui la laisse inhumainement dans les ronçes
qui la déchirent.

Il revient ensuite à son sujet. Il nous dit avec le bon Pangloss
que tout est bien dans le meilleur des mondes et que nous ne devons
rien y changer.

Il ne doute pas que les femes qui se plaignent si souvent des
loix que nous leur avons imposéës ne soïent dans le fait les
auteurs de celles qui sont établies. N’est ce pas Vénus dit il
avec Montaigne qui a ainsi haussé le prix de sa marchandise,
par le maquerellage des loix, conoissant combien c’est un lot
déduit si on ne le faisoit valoir par fantaisie et par cherté

Il observe que c’est la marche de la nature dans toute la
Création; le mâle est fait pour l’attaque, c’est intervertir
l’ordre que de vouloir qu’il soit attaqué. Il pretend que
c’est l’art que les femes mettent à leur défaite, la resistance
qu’elles nous opposent qui met le plus grand prix à leurs fa=
veurs. La beauté toute puissante qu’elle est n’a pas de quoi
se faire savourer si nous ne croïons qu’elle cède à notre impor=
tunité d’une force forcée
 (Montaigne)

Mr de CorcellesMr de Corcelles vint ensuite et traita la question avec
plus d’etenduë. Il établit d’abord que le mot d’avances et
toutes les démarches qu’il suppose doivent s’entendre des femes
aussi bien que des homes, et qu’une tendance mutuelle a lieu
et doit avoir lieu des deux cotés.

Il en apelle à l’experience de tous les temps et de tous les
lieux.

Il convient qu’au dehors et ensuite de certaines conventions
qui ne sont proprement que d’étiquette l’home paroit faire les
premiers pas, (il demande en mariage, il fait les premieres visites, &c.)
mais que dans le fait, les femes en font d’aussi efficaces de leur
côté; chacun d’une manière différente à cause de la difference des
sexes, mais toujours dans un rapport direct et comun fondé
sur le désir de l’union.

Il regrette de n’avoir pas la double prérogative de Tirésias pour
déterminer la proportion dans laquelle chacun des deux sexes est
attiré l’un vers l’autre, il croit ne pas faire tort au plus sensible
des deux
<36v> en supposant la tendance égale, il établit la comune
mesure du désir pour un ppe imuable propre à éclaircir
la question du jour.

Il cite des faits imposans à l’appui de son assertion. L’exem=
ple de Ruth qui vient au lit de Booz à nuit tombante.
Il cite la fable qui n’est que l’histoire de l’antiquité la
plus reculée, et où les Déesses ne dédaignoient pas de
rechercher de simples mortels.

Il cite les courtisanes fameuses de la Grèce et de Rome.
Il nous dit qu’à la decadence de l’Empire au temps de
l’irruption des Barbares si les femes etoient plus contrain=
tes, toujours il y en avoit assés qui constatoient par des
faits éclatans un privilège auquel elles ne veulent point
renoncer.

Il trace l’origine de l’opinion qui leur interdit les avances.
Il la trouve dans l’Etablissement de la Chevalerie. Alors
nous dit il ce sexe sensible mais vain sacrifia le plaisir
à la gloire, il se montra plus jaloux de comander que
de jouïr. Alors fut s’éleva ce Thrône où la Beauté fut
placée et servie en souveraine; alors se forgèrent les
fers où les homes furent longtems detenus.

Nôtre siecle semble anoncer une révolution considerable.
Nous nous apellons encore du nom d’Esclaves, mais nous
somes des Esclaves peu soumis et qui manquent souvent
de respect à nos maitres.

Mr de MontagnyLa séance finit par un discours de Mr de Montagny
dont j’ai encore à vous rendre compte.

Il recherche d’abord quelle a dû être la condition des
femes dans le comencement des choses.

Il observe que la force et le courage qui sont le partage
exclusif des homes ont mis une difference essentielle entre
2 mots recouvrement femmesles deux sexes; qu’ils leur ont doné aux homes une superiorité réëlle
sur les femes à qui leur foiblesse fait une loi de la de=
pendance et de la soumission.

Il trouve que la distribution des devoirs qui tient à cette
différence et qui dans l’Etat de nature tout come en societé
arma les hommes pour la défense et contre les Enemis exté=
rieurs, et circonscrivit les femes dans l’interieur de leur
maison et de leur domestique, il trouve dis je que cette
<37> distribution des devoirs marque assés la place qu’elles doivent
naturellement occuper.

Il cite à l’appui de son assertion les rélations unanimes
de tous les voiageurs qui dans toutes les parties du monde
excepté l’Europe, nous montrent les femes soumises à
l’Empire des homes; Il insiste particulièrement sur
l’usage de toutes les nations que nous apellons sauvages et
dont les mœurs se raprochent le plus de l’Etat de nature
et où les femes vivent dans la plus grande dependance que
l’on puisse imaginer.

Il explique ensuite coment s’est operéë la revolution qui
a changé qui a si fort amélioré leur sort dans nos Climats.
C’est à l’institution de la chevalerie qu’elles doivent les avantages
dont elles jouissent; c’est à leur habileté à en tirer parti et à
conserver par leurs agrémens un Empire auquel dans l’origine
des choses elles ne devoient pas prétendre qu’il faut attribuër
ce changement si avantageux pour elles.

Mr de M. demande après cela si dans l’Etat actuël des choses, les
femes doivent faire les avances?

Il observe que pour établir cette opinion, il faudroit comencer
par détruire le prjugé contraire qui flétrit les femes qui se
permettent d’en faïre de trop marquëes.

Il croit que ce système entraineroit les plus grands inconveniens
multiplieroient les rivalités et les scenes facheuses qui les suivent.

Il y auroit tout à perdre pour les femes. La facilité
de jouir détruiroit tout le charme de l’Amour et cet Empire
qu’elles ont eu tant de peine à obtenir et qui leur coute tant
à conserver.

Etendue
intégrale
Citer comme
Société littéraire de Lausanne, « Sur la possibilité pour les femmes de faire des avances », in Journal littéraire, Lausanne, 07 janvier 1781, p. 35-37, cote BCUL, Fonds Constant II/35/2. Selon la transcription établie par Damiano Bardelli pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1309/, version du 20.02.2024.
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