,
« Sur la multitude des livres / Sur les méthodes d'étudier », in Journal littéraire, Lausanne, 03 septembre 1780, p. 24-25v
Assemblée du 3e 7br presidée par Mr Levade; Sect.
Saussure de Morges.
QuestionSi la multitude des livres n’est pas plutôt nuïsible
q’utile à l’avancement des sciences?
Saussure de MorgesMr de Saussure de Morges a essaïé de prouver que non.
Il se transporte dans une bibliothèque qu’il parcourt
avec rapidité. Il comence par les livres de Theologie, il
voit la nombreuse cohorte des comentateurs, des Pères, les
Ecrivains dogmatiques et polémiques; Faudra t’il lire
tout ce fatras? Non ces livres ont passé de mode et depuis
longtems on ne les lit plus. Il passe aux livres de Jurispru=
dence, il montre dans Montesquieu l’usage qu’un bon
esprit qu’un home de genie sait en tirer. Il jette un
coup d’œil sur les livres de Medecine; il ne croit pas à la
nombreuse liste des maladies et des remedes accumulëe par
les gens de l’art, il pense que le medecin doit plus à la nature
et à l’observation qu’à ses livres, il croit qu’on peut bien se
dispenser d’en lire la plupart. Il passe en revuë les Historiens
il reduit les livres utiles dans cette classe à un petit
nombre d’Anciens et les Modernes qu’il indique. Il observe
que tous les systemes de Metaphysique ont eté successivement
oubliés, que la physique est à prprement parler une science
nouvelle et qui appartient aux Modernes par les prodigieuses
decouvertes qu’ils ont faites, et que là le nombre de livres n’in=
comode pas.
<24v> Pour la morale, il dit que les anciens n’en ont point
fait un corps de doctrine que depuis Socrate, les Theo=
logiens et les Casuistes l’ont horriblement défigurée, et
qu’il ne faut en chercher les vrais prpes que chés les
Modernes. Il indique Grotius Burlamaqui et surtout
Ferguson.
Il passe ensuite en revuë les livres qui traittent de la
politique, de l’art militaire, de la navigation, les voïages
les Theatres, les Poëtes, les Romans, les Journalistes et
Compilateurs de Dictionaires. Il voit que partout les
nouveaux livres chassent les anciens; que tôt ou tard on
fait justice d’un mauvaix livre, on ne le lit plus, qu’un
bon esprit sait même en tirer parti, come le Chymiste sait
tirer des remedes salutaires des poisons les plus dangereux.
Il en conclut que la multitude des livres peut tout au
plus être embarrassante mais qu’elle n’est jamais nuisible;
Il declara qu’il ne peut s’affliger de l’abondance et que pour
quelques indigestions il ne peut se resoudre à souhaitter
une moisson plus mediocre, encore moins se reduire à
manquer de pain.
Mr LevadeMr Levade voit tout le contraire; en reconoissant
les avantages que les homes ont pû retirer du sage dépot de
conoissances humaines, il ne peut que s’affliger en même temps
du débordement de livres en tout genre. Il pense qu’il est
des sciences dont l’home de genie peut fournir la carriere
par ses prps forces, 5 caractères recouvrementtelles que les mathematiques, la Juris=
prudence, la Morale, la peinture, la sculpture, et quelques
branches même de la Poësie.
Il croit que la multiplication des livres a causé l’avor=
tement de plusieurs beaux génies qui sans manières eussent
marché à pas d’homme. Que les epines de l’erreur ont
retardé la marche de la verité. Que cette multip. de livres
a favorisé le gout de la fable et du mensonge; qu’elle a
favorisé la paresse et nui à l’esprit d’observation; qu’elle a
conservé les prejugés; fomenté les passions de varieté, les
disputes litteraires; qu’elle a occasioné la perte d’un temps
pretieux, et detourné notre attention de l’étude de la
nature pour nous occuper des pretendues decouvertes des
homes.
Sub judia lis est.
Mr de Servant<25> Mr Vernede comuniqua ensuite à la Societe un memoire
de Mr de Servant pour servir de reponse, à la question
Quelle est la methode d’etudier la plus convenable aux
differens carracteres d’esprit?
L’Auteur distingue d’abord.
i : les especes d’esprit
ii : les especes d’etudes.
quatre prcipales qualités ou facultes distinguent les esprits.
1. la raison
2 la memoire
3 l’imagination
4. le sentiment.
La Raison est cette aptitude à comparer les idées, pour en
saisir avec justesse la ressemblance où la difference.
Elle s’appelle sagacité quand cette comparaison s’exerce sur des
idées très complexes et s’execute promptement. On l’apelle profondeur
quand la raison tient plusieurs comparaisons conduit à une
consequence très eloignée.
La memoire ne rappelle les idées que telles qu’elle les a recuës.
L’Imagination les combine pour en former des assemblages apellés
Images, Tableaux.
Le sentiment ou la sensibilité est la facilité d’eprouver du
plaisir ou de la peine à l’occasion des idées qui par elles mêmes
ne font sur nos organes exterieurs aucune sensation agréable
ou desagreable.
Quant aux espèces d’études: Elles concernent la philosophie,
l’Histoire, ou les beaux Arts.
La Philosophie compare des Idées.
l’Histoire les rapelle.
les beaux Art les combinent.
Cela posé; pr repondre à la question proposée; il faut d’abord
determiner le genre d’étude et le carractère d’esprit.
Supposés vous un homme qui etudie quelque matiere philosophi=
que; si la raison domine en lui, il n’a besoin que de patience et
de santé: il ne rencontrera ni obstacles, ni ecueils, parce que
le carratère de son esprit repond au carractère de son étude.
Mais si par ex: la memoire etoit plus forte que le jugement
cet home se rapellant les jugemens des autres plus facilement
qu’il n’en formeroit lui même seroit porté à croire sur parole
et risque de n’avoir jamais que la science d’autrui.
<25v> Je pense qu’alors il faut emploïer le mal même come remède.
Je voudrois qu’on appliquât la memoire à former et rapeller
frequemment une enumeration très complette des idées simples
qui entrent dans les idées complexes qu’il s’agit de comparer.
En détaillant ainsi les idées, la memoire sera exercée, et le
jugement operant sur des idéës peu compliquéés sera facilité.
Supposés vous que l’Imagination domine dans un
homme appliqué à la philosophie? S’il etudie de suite, et come
on dit avec methode, il est impossible qu’il ne tombe pas fré=
quemment dans les accès de son imagination, et chés lui la
philosophie se tournera en systeme. Un tel home s’il est sage
n’etudiera jamais, ou cessera d’etudier dès qu’il se sentira cet
échauffement qui annonce le travail d’une imagination qui
remüe les materiaux, il saisira tous les momens de calme et
de sang froid, écrira assidûment les resultats que sa raison lui
aura découvert, dans le silence de son imagination, et s’en
servira come d’un frein à cette impetueuse faculté. C’est alors
(come le dit Montagne,) qu’il faut penser à coup, s’attendre soi
même, ou s’en sauver à propos.
La sensibilité ne convient pas plus à la philosophie que
l’imagination. On compare mal les objets qui nous emeuvent,
parce qu’on les compare par la manière dont ils nous affectent
et non par leur manière d’être. Tout philosophe méditant
dans l’emotion de la sensibilité comuniquera insensiblement
aux objets tous les mouvemens qui tourmentent ou flattent
son âme. Voïés Rousseau doué d’une sensibilité si profonde,
cette faculté a bouleversé sous sa plume tout le monde moral,
anneanti les arts, séparé la societé et ramené l’état de nature.
Je ne sais coment la raison peut éviter ces excès.
Les rêves de l’imagination se dissipent, mais les émotions toujours
rapellées dans une ame sensible par le retour des mêmes objets
se tournent en habitude profonde. Si vous n’arraches pas ce
philosophe du milieu de ces objets pour le transporter dans un
monde différent n’espérés pas qu’il se fixe jamais au juste milieu
de la vérité. Rousseau passionément amoureux d’une Coquette,
trompé par elle, conduit à partager ses gouts auroit pû rentrer
insensiblement et se trouver bien dans le système social.
Cette légère esquisse sur l’étude de la philosophie considéréé dans
les divers carractères d’esprit peut indiquer la 5 caractères recouvrementsolution de la
question proposée dans tous les autres cas.