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Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 21 mai 1747
du buignon ce 21e may 1747
je réponds bien tard mon cher saconay a votre lettre du 9e du
mois passè et c'est la premiere fois que je scache, sain ou malade
stable ou voyageant que j'aye fait autant attendre une de vos
lettres sur mon bureau. mais dieu m'a visité depuis ce temps la
et j'ay perdu mon fils le 3e de ce mois, après une longue maladie
a laquelle on ne pouvoit rien comprendre et au moment qu'on esp=
eroit le plus; son mal ètoit un abscès dans le col, ègalement
distant du gozier et de l'extérieur qui ne pouvoit percer et
qui l'a ètouffé en grossissant. on ne l'a pu découvrir qu'a la plus
exacte dissection occasionnèe par l'ètonnement des chirurgiens de
luy trouver toutes les parties nobles parfaitement belles. jay èté
bien sensible a ce coup quoyque avec rèsignation a laquelle je n'ay
pas de mérite car je n'imagine pas qu'on puisse murmurer contre
la providence, mais aussy la résignation n'étoufe t'elle pas ces cris
de la nature, tels que ceux dont la lionne qui a perdu ses faons
fait retentir les forèts, elle n'avoit point d'ambition, elle ne contoit
point sur ses enfants pour l'apuy d'une viellesse au dela de sa
prévoyance, elle n'avoit ny biens ny rang, ny noblesse a leur trans=
mettre, telles sont je crois les sources de douleur hors de la nature
que la résignation peut tarir ou beaucoup affoiblir; mais
cette bète sent dèchirer ses entrailles, elle souffre elle se plaint
les lieux luy rapèlent ce qu'elle a perdu, voila je crois ce qu'on
ne peut se refuser, et ce que j'ay rudement senty sans presque aucun
retour sur les espèrances de ma famille a laquelle je suis pourtant fort
attache; il est vray que j'avois soigné cet enfant et plus approché pendant
<1v> sa maladie que je n'aurois fait si j'en avois prèvu l'issue; je suis
persuadé mon cher saconay que vous prendrès part a ma douleur,
je disposois de cet enfant comme de mon bien propre, a le bien
prendre nous n'en avons aucun icy bas et ne sommes que les oeco=
nomes de tout ce que nous possèdons, je me dis assès cela sur tout
le reste, mais je l'oubliois a l'ègard de mon fils dieu m'en a averty
quand il est encore temps de se corriger et je ne l'oublieray plus.
cepandant mon cher amy une douleur me raproche de vous au lieu
de m'en éloigner, mais celle cy a èté accompagnèe de tant d'em=
barras que je n'ay pu me reconnoitre, m'a femme en fut très
abattue et très dangereusement, vu qu'elle ètoit dans une gros=
sesse très avancèe, ma mère d'un autre coté, il me falloit courir
de l'une a l'autre, mes amis emprèssès ne me laissoient pas dail=
leurs trop de temps a moy, et j'avoue que quoyque remis en
aparence, j'ay èté plusieurs jours sans ratraper la mème liberté
de tète vis a vis le papier. enfin dèsque j'ay pu me reconnoitre
il a fallu songer a ma sortie de paris qui en famille, est tou=
jours embarassante, surtout après touts les détails et la quantité
d'ouvriers que j'y avois eus depuis mon arrivée. si j'etois venu
icy pour me dissiper je me serois bien trompé, car tout mey
rend prèsent mon enfant que jy avois sans cesse autour de moy
et ces sortes de douleurs qui se subdivisent a l'infiny percent d'une
façon aigue le plomb que laisse sur le coeur une douleur qui
s'èloigne et l'etat d'un homme consolé. cepandant j'ay songé
icy a mes amis, et ay trouvé votre lettre; pardon mon cher
amy de ce long chapitre de tristesse, mais vous m'avès toujours
voulu suivre et c'est icy le cas plus que jamais.
vous m'avès fait un vray plaisir par le détail du grand événe=
nement, <2r> qu'a procuré le changement dans la souveraine ma=
gistrature de votre rèpublique, je scay que ce que vous trouvès
décent l'est très rèellement et j'aime a scavoir que les grandes
affaires et les grands intérèts se traitent encore de la sorte quel=
que part; j'ay dèja beaucoup vu et n'ay pu discerner encore que
bien rarement l'homme se soumettant l'intérest, mais en revanche
jay trouvé presque a chaque pas lhomme soumis a l'intérest.
considérès encore comme un grand bonheur d'avoir un beau père hon=
nète homme et aimable, bien peu de gens l'ont ce bonheur la. ad=
ieu mon cher saconay donnès moy de vos nouvelles de la campag=
ne, vous ny faites surement pas de plus fortes rèparations que celles
que je fais icy, mais vous y prenès plaisir; il est vray que je my affec=
tione ainsy qu'a tout ce que ce que je fais, mais est ce du plaisir
que de la soif et de l'impatience? adieu j'offre mes Respects très
humbles a vos dames, et vous embrasse de tout mon coeur mon cher amy
Mirabeau
mon adresse est toujours a paris