,
        Lettre à Isabelle de Crousaz [-Montolieu], [Lausanne], [décembre] [1785]-[avril] [1786]
	
	
		
	Vous répondez parfaittement bien Madame aux Enemis de
	la jentille Matilde, il me semble qu’il n’y a rien a objecter
	à ce que vous dites vous-même pour sa défense; Mais enfin
	puisque vous l’ordonnez je vais dire aussi quelque chose.
	j’avoue dabord qu’il me parait qu’en général on fait une
	grande difference entre votre premier et vôtre second volume;
	cela me parait plus naturel que juste. Après avoir été très remué,
	attendri, on voudrait continuer a éprouver des sentiments qui
	ont flatté, et on ne trouve en general dans le second volume
	que de la jentilesse et de la gayeté. C’est cependant assez la
	marche du Theatre ou la petite Pièce suit le drame, mais ici
	cette marche n’a pas reussi, et il aurait mieux valu que le
	1er volume eut été le second? Je défie cependant le plus
	ingénieux de nos critiques de faire ce changement.
	Quant à l’histoire de Matilde, je desirerais que nos lecteurs
	voulussent bien se mettre dans l’esprit, que votre Ouvrage
	n’est point seulement l’histoire de Caroline, mais celle d’un
	quadrille dont les intêrets sont tellement liés qu’il est
	impossible de les séparer, et qu’aucun d’eux ne pourrait être
	heureux sans que tous les quatre le fussent. Il fallait donc
	les mettre tous quatre à bien, les conduire tous les quatre pas
	à pas au chemin du bohneur pour que vôtre ouvrage ne fut
	pas manqué. Si Walstein n’avait pas été heureux, et heureux
	avec Caroline, Lindorf et Matilde ne pouvaient l’être d’après
	leur caractère, et leur position. Lindorf surtout aurait eu des remords
	eternels. Tout comme d’après les caractères donnés de W. et de C.
	<1v> Ils n’auraient pu être parfaittement heureux, s’ils n’eussent vu
	leurs amis jouir du même bonheur, car votre ouvrage come
	le fait sentir l’Epigraphe, est plutôt le Triomfe de l’amitié
	que celui de l’amour. Cette liaison union intime entre les quatre acteurs
	qui fait que tout intéresse, que tout est lié, que tout concourt
	au même but, sans écarts, sans Episode est une des grandes
	beautés de vôtre ouvrage qui n’a point été sentie ici, mais
	qui sera relevée dans d’autres climats, ou je serai bien
	surpris. A coté d’un home extraordinaire est un home
	ordinaire qui a des faiblesses mais qui est très aimable et
	interessant. A côté d’une femme comme il y en a peu, est une
	autre femme comme il y en a davantage, mais tout a fait
	jentille et interessante. Les deux héros acteurs du premier
	plan ont une teinte romanesque, les deux du second fond
	de la vérité la plus parfaitte ; En sorte que Richardson et
	Fielding; Prévot D’Exiles, et Marivaux marchent ensemble
	d’un pas égal, ce qui est une beauté, et une beauté très
	piquante.
	De ce point de vue qu’il est impossible, à moins d’etre
	totalement privé de la vue aveugle, de ne pas apercevoir quand on
	le montre. Il s’ensuit que les deux auteurs devaient à peu
	près montre produire également leurs talens, que chacune des quatre
	histoires devait être traittée avec détail, que le lecteur avait
	droit d’exiger qu’on lui montra comme chacun des quatre avait
	marché pas à pas au bonheur; Et c’est ce qu’on a fait.
	Les acteurs du second plan sont plus vrais et moins intéressans
	que ceux du premier, cela devait être ainsi. Le second volume
	est plus guai et moins interessant, cela devait être ainsi. Ceux
	<2r> qui aiment a voir leurs semblables prefereront le second
	volume, ceux qui cherchent leurs modèles préféreront le premier.
	En général les Esprits froids et guais doivent se plaire à la
	lecture de la plus grande partie du second, les cœurs tendres
	à celle du premier. Je suis bien charmé de voir toute cette
	sensibilité chez nos compatriotes. Ma foi! je ne m’en doutais
	pas.
	L’histoire de Matilde d’ailleurs est fort agréable, il faut être
	bien ingrat pour lui disputer sa place, le début en est
	charmant, elle est bien narrée, la naiveté de la jentille
	Matilde, et son illusion sur l’amitié désinteressée de son
	amie y jettent une teinture guaie, et agréable.
	Celle de Lindorf est rapidement ecrite, il faut n’avoir jamais
	eu le cœur tendre conaitre bien peu les hommes, les passions et
	leur marche pour ne pas sentir combien est naturel tout ce
	qui se passe dans son cœur en Angleterre, combien le moment
	ou il se voit croit prêt a perdre un bien trop facile a obtenir lui
	donne tout à coup un nouveau prix. Que d’homes que de
	femmes même peuvent se rappeler une situation semblable.
	Voilà Madame ce qui m’est venu dans l’esprit pour le
	moment, bon ou mauvais tout cela lui apartient, car
	nous somes dans un tourbillon qui ne m’a pa s permis de
	lire votre billet à Mr Gibbon.
	Gibbon vient d’arriver au chalet  ou le beau tems me retient, il
	aprouve tout ce que j’ai écrit, et fait serment d’etre jusqu’à
	son dernier soupir le chevalier de Matilde.
	A Madame
	de Crousaz de Polier
	en sa maison des Chams.






