Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 03 janvier 1747

du buignon ce 3e janvier 1747

je reçois mon cher saconay ta lettre du 10 du mois passé
qui a étè retardèe je ne scay ou, car d'autres infiniment moins
bien adressèes m'arrivent tout de suitte; le retardement que
tu mets ordinairement a me répondre a un avantage puisqu'il
m'empèche d'étre inquiet pendant ton silence; je vois avec
plaisir que ton bonheur continue, choye le bien mon cher amy
peu de gens en ont un pareil, tu es né soux sur un sol heureux
avec une fortune proportionnèe a ses avantages, une ame et
des desirs modèrès, tu trouves enfin dans ta compagne de quoy
assortir tout cela, il y est, et de plus tu l'y vois, toutes cela ces choses sont
autant de graces particulieres que la providence t'a fait; presque
touts les hommes sont privès de toutes en gènèral, et ceux qui
en possèdent seulement quelqu'une sont a bon droit estimès heureux
je t'en souhaite la continuation pendant le cours de l'annèe ou nous
entrons ainsy que pendant plusieurs autres, a toy mon cher amy
a ta Me ta mère, et a tes soeurs. quand j'ay dis toy j'ay compris
Me ton èpouse, avec laquelle tu ne fais qu'un et par devoir
et par inclination.

depuis la lettre que je t'écrivis, j'ay eu icy tout le tabut d'un
<1v> nouvel emmènagements, il sy est joint encore touts les ouvriers
imaginables, parceque dans le desir que j'ay de retenir ma mére
et n'etant pas raisonable de la faire soufrir de touts ces dérangements
j'ay voulu profiter du temps quelle est ailleurs pour mettre cecy
en etat de la loger comme elle l'a étè toute sa vie, il a fallu en
faire autant a paris en mème temps, juge combien je force les
choses, surtout dans un temps aussy malheureux, et surtout
pour la province dont je tire ma subsistance et de quoy fournir
a 16000 lb par an de faux frais ou pensions; il faut pour cela comme
tu sens bien redoubler de ressources d'attention et d'activité, il est
vray que je suis graces a dieu bien servy et aidé dans mes diffèrentes
terres, ma femme stilèe aussy par tant de transplantations et de
mènages diffèrents my serviroit beaucoup aussy, mais cela est accomp=
agné de tant d'humeur et de gronderie que ce m'est une véritable
croix qui me fait sècher, maisoy qui aime le silence d'une maison a
l'ègal des orientaux, et qui comme eux ne puis souffrir les chiens
parce qu'ils sont trop bruyans. jay aussy pour la première fois de
ma vie, pris du gout icy a des travaux a la terre, faisant nétoyer
arracher unir, et arroser des prairies immenses qui étoient dans
un etat pitoyable; jay pour cela fait venir des limousins qui sont
le peuple de france le plus entendu en cette partie, mais mon carac=
tère brulant et p fait pour desirer et non pour jouir, m'acompag=
nant la comme ailleurs, ce n'est point un plaisir pour moy, je désire
tout, je voudrois en une semaine changer la face de la terre, la
gelèe m'arrète la pluye m'inquiette et ne me fait point lacher
prise, et je sens très bien, car il est un age où l'on se connoit mal=
gré soy, qu'hors la pratique de la vertu il n'est point icy bas de plaisir
pour moy. le cabinet me calme et m'arrète parceque c'est un paÿs
immense, et ou je puis autant qu'il me plait me donner carrière
<2r> ou l'on me parle sans cesse raison ou l'on m'aplique des topiques
cecy m'améneroit naturellement a te rèpondre par raisons très
pertinentes sur ce que tu me répliques a loccasion des pseaumes
mais ma rèponce sera meilleure en t'annançant un receuil que
mon illustre maitre et cher amy le franc donne aujourd'huy au
public, ce sont des poèsies sacrèes, hymnes, cantiques et pseaumes.
cet homme illustre et infatigable qui joint au plus beau talent
la plus vaste science, a travaillé cet ouvrage avec un soin digne
de luy, et qui m'a fait sentir tout ce que je ne fis l'autre jour que
t'esquisser, il a redressé les plus scavants commentateurs de
l'écriture, et a apris l'hébreu, langue de nul usage dailleurs seu=
lement pour cet ouvrage; il s'imprime chex préaut a paris et
les libraires de genève le feront sans doute venir, ou le contreferont
le propre des ouvrages de le franc est d'avoir besoin d'ètre relus
il y a cepandant des pseaumes qui te feront trembler au premier
coup d'oeil et a la 1ere lécture, cest je pense t'annoncer une bon=
ne étrenne, il y a autant de distance de son talant au mien
que du mien a celuy de pellegrin et mille fois plus; dailleurs mon
cher amy, je ne cultive plus la poésie, il ètoit temps de songer a
regler le jugement, je métois pour cela jetté dans l'étude de l'histoire
et du droit public, j'ay naturellement passé de la a celle de la politi=
que j'ay èté tout surpris en m'instruisant de la trouver non seule=
ment plus honnète que je ne pensois mais encore de voir que la
probité et la vèrité ètoit la base de la saine politique ainsy que
de toute autre chose, cela m'a mis a mon aise, jay pènètré ou
pour mieux dire parcouru avec fureur cette science dailleurs si
propre a mon caractère par l'ètendue de cses vues, je ne scay si au
fait et au prendre jy auray fait quelques progrès.

garentis toy cher amy des écarts de la métaphisique, il me semble
que tu m'en laches quelques traits, tout est dans les decrets dans de
la providence, par ordre ou permission, tout est par icelle prèven prévu
tout est maintenu, mais cest une erreur grossière de croire que pour
<2v> cela tout soit bien, cette erreur nous conduit en des consèquences
monstrueuses qui detruiroient le libre arbitre 3 mots biffure base
de toutes vertus et de toute société, la nature déchue est une vèri
qui seule nous donne la solution de tout ce que nous voyons. je
scay que sur ces matieres on ècriroit des montagnes de volumes
et qu'il n'est rien de si absurde que l'esprit humain ne prouve a l'en=
tendement qui luy sera infèrieur; tenons nous en a ce que dit
salomon, ne pénétrons point ce qui nous passe, nous nous perdrons
dans les subtilitès; dieu permet que l'orgueil le premier de touts
les vices qui l'ait offensé, se perde en suivant de fausses lueurs, mais
un esprit juste et un coeur pur, voit clairement ses devoirs envers
dieu et les hommes a coté de luy, voit aussy que tout son temps ne
luy suffit pas pour les remplir et qu'il faut qu'il crie sans cesse mi=
séricorde pour les omissions, et par consèquent ce seroit folie a luy
dessayer de voler quand il ne scauroit marcher qu'a peine.

adieu mon cher saconay donne moy de tes nouvelles, aime moy
comme ton plus tendre et meilleur amy; les autrichiens n'ont pènè=
tré dans leurs courses que jusques a 3 lieues de Mirabeau, cette mal=
heureuse province est depuis bien longtemps en proye a touts les
fléaux, s'ils ètoient poussès leur retour pourroit étre pèrilleux, adieu
que vous ètes heureux vous autres qui seuls dans l'univers n'ètes
pas la victime des gazetiers.

mon adresse a paris ou je vais est simplement en son hotel

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Le Bignon, 03 janvier 1747, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/126/, version du 16.05.2017.
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