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Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 28 mars 1746
de saulveboeuf ce 28e mars 1746
tel est le cours des choses d'icy rbas mon cher saconay nous ne
possèdons rien que pour le perdre, il n'est sans doute rien de si
doux qu'une famille nombreuse et bien unie, dieu luy mème l'a
dit et répété, mais ce bonheur est sujet a des retours amers ainsy
que touts les autres, tout est compensé; il est cepandant en ce
genre des motifs de rèsignation plus ou moins grands: cest battre
l'eau et offenser mème la providence que de se trop affliger de la
perte de ceux qui doivent naturellement passer avant nous, quand
elle n'est point dailleurs trop prèmaturèe, je vais le chemin de
mes pères disoient les anciens patriarches, nous ne voyons jamais
la mort de l'homme juste accompagnèe dans l'ècriture de
circonstances capables deffrayer, de descriptions affligeantes;
j'ay fait a ce propos une remarque pour mon usage, cest qu'a
mesure que les hommes sont devenus plus injustes, moins
vertueux, ils ont aussy plus redouté la mort, ils se sont
faits des images plus noires de ce passage inèvitable
<1v> dabord il alloit joindre ses pères, ensuitte il a cessé de vivre
puis il est mort, il a expiré, il s'anéantit enfin; loin de nous
y accoutumer par lexemple et la révolution des siécles, comme
nous nous faisons a voir venir les hyvers; l'humanité entiere
à toujours plus de rèpugnance pour son terme; pourquoy cela?
c'est qu'a tout prendre les hommes en gènèral deviennent chaque
lustre plus méchants; non pas peutètre de cette mèchanceté phi=
sique, qui cause les crimes voyants, mais de cette tièdeur morale
qui jointe a la foiblesse eteint presque gènèralement le sentiment
et l'usage des vertus naturelles. quoy qu'il en soit de la vèrité de
mon sistème, je m'en sers mon cher amy pour me rapeler sans
cesse que pour me rassurer contre les idées de la mort je dois vivre
juste, et bon a touts égards, voila mon règime, j'en ay plus de
besoin que toy, car outre que je vaux moins par nature et par
habitude, je vis parmy une nation bien corrompue, il faut pour=
tant y vivre, y gèrer, y placer des enfants, y soutenir un
nom, et une famille; y achever enfin une vie que je ne scaurois
presque rendre obscure quand je le voudrois puisqu'il semble
que tout sy oppose; il faut dis je tout cela avec peu d'aide
extérieure et moins encore de son propre fonds. mais je mégare
<2r> si l'on peut s'ègarer en pensant avec son amy, mon dessein
etoit de 1 mot biffure vous faire mon compliment sur la mort de votre oncle et
tante, mais non un compliment d'habitude et de bienséance
mais tel que le doit faire un véritable amy; recevès le donc
mon cher saconay, et chargès vous du mien auprès de Madame
votre mère, et de mrs vos oncles dont jay lhonneur d'etre connu
ce n'est point en pareille occasion que je prendray la liberté de
luy d'ecrire a Madame faites luy recevoir mon compliment.
vous ne scauriès croire mon cher amy a quel point je suis ravy
de vous voir toujours ègalement content de votre femme, culti=
vès cet heureux naturel, et cultivès votre propre coeur par la
lecture des bons livres, en fait d'historiens, il n'est guère que les
italiens parmy les modernes, le grand de thou, rollin, l'abé de
vertot, l'abé de st real pour quelques morceaux, voila ce que la
france a produit de bons historiens, hors je suis de l'avis que qui
veut se fortmer sur tout n'a qu'a lire les bons historiens. adieu
mon cher saconay quand tes lettres me fourniront plus de matière
de jaser, ce sera toujours avec grand plaisir, mais je crains d'ettre
importun d'un coté, et dailleurs etant accablé souvent de lettres
jay besoin d'etre ému pour me livrer a mes idèes, adieu nos
dames te remercient, mille respects aux tiennes.