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Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 08 février 1746
de saulveboeuf ce 8e février 1746
ta lettre du mois passé mon cher amy, ne m'est arrivèe que
longtemps après sa datte, car je t'assure que tout ainsy que
les lettres un peu surannèes ont de l'attrait pour moy toy; je ne
puis moy, faire autrement que de rèpondre promptement a
celles que je reçoy, et surtout d'un amy tel que toy
ne prenès point trop de gout a ètre seuls dans votre ménage
car vous n'etes pas faits pour cela, un padre e capo di casa doit
rassembler autour de soy tout ce que la nature y avoit mis
dans les commencements ce sont nos anciens, peu a peu ceux cy
font place a nos cadets, les aux méres, les aux oncles, succèdent les
enfants les neveux, les gendres &c, je scay que tout cela deman=
de des ménagements, cause des soins, donne des contradictions sou=
vent pénibles et qui prennent beaucoup sur notre tranquillité
mais cest lordre mon cher amy, il falloit se consulter avant
de s'etablir, le mariage n'est point un accouplement de perdrix
cest le maintien de la societé; tu pouvois avant ce party pris
<1v> renoncer aux affaires, ne vivre qu'avec tes amis, ne cultiver que
tes gouts, mais ce nouvel état t'impose des devoirs continuels
qu'il faut remplir; cest du moins mon cher saconay ce que je me
suis dit a moy mème, et tu serois etonné de voir touts les ména=
gements que jay adoptés depuis, moy qui etois naturellement si
indépendant; en un mot je pense comme le sage empereur qui
disoit que le mariage etoit un titre de dignité et non de volupté,
et que le titre de 3 caractères biffure père de famille, nous oblige a nous rapro=
cher de tout pour raprocher tout de nous, que cest le chemin
de la considèration devant le monde, et du mèrite devant dieu.
au lieu que tes motifs en cela sont excellents; ceux qui font faire
tant de pots a part en france sont dètestables, car c'est aujourd'huy
le siecle, le père et le fils se plaident, le frère méconnoit le frère, et
les titres de parenté sont devenus des charges; l'interest sordide et
mal entendu, la paresse et la dissipation qui subordonnent tout
le monde a des gens d'affaires dont l'avantage est de tout brouiller,
le libertinage, la débauche, qui ont banny toute politesse et
nous donnent les moeurs de la canaille, tout cela sépare tou=
tes les familles, et il est presque sans exemple d'en voir ensem=
ble dans la capitale, ou le despotisme raméne touts les
1 mot biffure notables du royaume. ce n'est pas que chacun sèpar=
ement en soit plus ensemble, ils ne demandent qu'a pouvoir se
fuir plus en liberté; ces sèparations mettant la moitié des biens
entre les mains des jeunes gens les dèprédent d'autant, lesprit
des familles se perd et est remplacé par celuy des valets ou des
musiciens qui deviennent les conseils des jeunes maitres, et touts les
<2r> maux ense2 mots dommagerivent de la; aussy notre point de gravitjusqu’à la fin de la ligne dommage
est il augmenté a un point que tu ne scaurois t'imaginer, lejusqu’à la fin de la ligne dommage
méme qui n'en bougent, m'en écrivent ètonnès; mais ce n'en est icy
que trop pour une lettre qui doit passer nos frontières.
je suis bien sensible mon cher amy a l'amitié qui t'intèresse a
ma situation; dans mes prècèdentes lettres, je t'ay conduit jusques icy
je t'ay dépend dépeint le paÿs, mon palais, et ma position, mes desseins dans
ces cantons, je contois y demeurer jusques a l'annèe prochaine, ayant
besoin de ce temps dans ces provinces peu chéres pour quelques
arrangements pécuniaires; les cruels ravages, que nous ont fait
en provence les eaux qui ont désolé l'automne passèe cette malheu=
reuse province, ont renvoyé bien loin mes plans a cet ègard, et cela
ma dèterminé a avancer le temps de ma transplantation dans
la terre que j'ay dans ce pays la auprès de paris etant nècessaire dans ce paÿs la
a ma famille, et a bien des affaires que j'y ay; je conte donc my
rendre l'automne prochaine, avec armes et bagages et toujours mes
trois gènèrations, si tu as la carte de france, tu verras que du pèrigord
en ce paÿs la, il y a encore une bonne traitte; telle est la vie de
l'homme, pleine d'embarras; chacun à les siens, heureux encor de ne
prendre que ma part indispensable a ceux du public qui deviennent
touts les jours plus grands; vous avès bien raison de dire que vous
ètes heureux vous autres.
tu avois prévu la paix du roy de prusse, si ce prince eut èté dans
ma tête demy heure (propos extravagant) il eut fait dans dresde
la paix générale; je doute cepandant que cet èvénement tel
qu'il est soit si avantageux a la cour de vienne qu'elle le croit; et cette
cour ne t'en dèplaise me paroit guidee par le haut et bas des passions
mauvais conseil pour les princes. notre armement pour l'angleterre
n'est pas trop sensé, moins encore celuy des espagnols, mais il est
de notre intérest de tout sacrifier en tout temps pour oter un prince
allemand de dessus ce throne. adieu mon cher amy, mille et mille
respects a Madame