Transcription

Girard, Grégoire, dit le Père Girard, Lettre à Jean-Baptiste d'Odet, Berne, 21 septembre 1800

Monseigneur

Lorsque j'énoncai mon opinion sur les Tribunaux de moeurs,
je consultai d'abord l'esprit du gouvernement de l'église, et je
sentis bien vivement, qu'un Ministre de l'évangile ne pouvoit pas
se revêtir de fonctions étrangères à son ministère sans compromettre
celuici et s'acquiter assez mal de celles là. Je pensai encore que si
les tribunaux de moeurs étaient considérés comme mixtes, ils devaient
être établis d'un commun accord par les deux puissances, et rester sous
la surveillance de l'une et de l'autre. Ce concours, s'il devait avoir
lieu, amenerait nécessairement la confusion dans les affaires, etant
lui même une confusion de pouvoirs essentiellement différens dans leur
but et leurs moyens. D'ailleurs il était évident que l'autorité écclésias=
tique n'entrerait pour rien dans la formation et la surveillance des
Tribunaux de moeurs, La Loi prennait tout sur elle, et deslors il ne
pouvait être question que de Tribunaux purement civils, auxquels
on appellerait les Pasteurs, non pas comme juges; mais pour y parler
au nom de L'évangile après que le tribunal aurait prononcé au nom
de la Loi.

Voila, Monseigneur, les idées que j'ai exposées à la commission
et je suis enchanté qu'elles aient obtenu votre approbation, quoique
a Vous dire vrai, je ne craignais point de m'être écarté de Vos intentions.
<1v> Je dois vous dire Monseigneur que mes idées ont été goutées par
la commission, L'on m'a trouvé le plus raisonnable et le plus consé=
quent, c'est à dire que le systeme catholique, que j'ai exposé, a paru
même aux membres protestants de la commission, le plus sensé et le
mieux suivi. Il faut le dire. Le Doyen Ith , et le Ministre Curtat 
qui assistèrent comme moi à deux séances de la Commission, ne furent
guères d'accord entre eux et avec eux mêmes. Ils voulaient des tribunaux
mixtes et donnaient cependant tout au gouvernement. Le Doyen Ith
voulait que les Tribunaux de moeurs fussent spécialement chargés
de comprimer les sectaires dont le nombre augmente tous les jours
dans ce Canton surtout. Ici il fut accusé d'intolérance, lui qui venait
de détailler tout au long l'esprit les principes de la réformation qui
établit la raison comme juge unique de la foi. – quoiqu'on jure cependant
sur les livres symboliques –.

L'église protestante s'est identifiée avec l'etat, le gouvernement,
que l'on voulait flatter, en devient le chef. La révolution frappe le
pasteur et les ouailles sont dispersées! Combien il importe que les
deux Puissances restent bien distinctes! Elles doivent s'unir sans doute
pour le bien commun; mais toujours sans se confondre. Plus je lis
L'histoire de l'église, plus cette vérité se consolide dans mon esprit. On a
vû les empereurs et les princes sanctionner de leur autorité les décisions
de l'église, bientot ils voulurent décider eux mêmes et tout fût bouleversé.
C'est alors qu'on entendit les Hilaires de Poitiers  réclamer la tolérance au=
près des empereurs ariens, qui sortis des bornes de leur autorité décidaient
des dogmes, comme des affaires de l'etat. D'autresfois on a vû des
Pasteurs singer les Princes de la terre contre l'ordre bien exprès de leur
maitre, s'entourer des attributs de la puissances temporelle, commander
par la force et la crainte, tandis qu'il ne leur convenait que d'"annoncer
<2r> la parole, de presser les hommes a tems et contre tems, de les reprendre, de les
supplier, de les menacer sans se lasser jamais de les tolérer et de les instruire"
2 Tim. IV 2.

Que les préposés de l'eglise se maintiennent dans les bornes de leur mission.
Ils auront tout autant d'autorité qu'il leur en faut pour atteindre le but qui
leur est marqué par le Sauveur. Qu'ils ne dépassent jamais ces bornes et ils
ne se trouveront jamais en concurrence avec la puissance civile, et nous aurons
la concorde avec le sacerdoce et l'empire. L'empire pourra être culbuté, il
changera de formes, et le sacerdoce reculé dans l'ombre du sanctuaire verra
tout varier autour de lui, lui seul ne veriera pas.

Pardonnez moi, Monseigneur, ces reflexions, elles m'occupent souvent
dans les circonstances actuelles, et il est naturel, qu'elles se retracent a mon
souvenir, au moment ou j'écris à un Evêque sur un sujet qui se lien
lie plus ou moins avec elles. Pour y revenir j'ajouterai que l'affaire
des Tribunaux de moeurs souffre des retards, et même des contardictions.
Je ne sais pas au juste ce qui en résultera, il serait possible qu'on les
réunit aux tribunaux de district ou aux Municipalités dont la compé=
tence se trouverait parlà plus étendue.

Quant à ce que Vous me faites l'honneur de m'écrire au sujet de la
repourvue aux bénéfices, je me reserve de Vous en entretenir dès que
je verrai la tournure que cette affaire prendra en commission. En atten=
dant Vous voudrez bien être persuadé, que je ne prendrai rien sur moi,
si je suis appelé, sinon de soutenir les intêrets de l'église.

J'attends avec impatience Monseigneur les relfêxions ultérieures
que Vous me faites espérer. Vous m'avez fait l'honneur de me parler
de quelques répésentations que Vous etiez intentionné de faire conjointé=
ment avec le Rssme Evêque de Sion . Il s'agira de choisir le bon mo=
ment et de mesurer le sujet sur les circonstances ou nous nous trouvons.
Tant que notre gouvermement ne sera pas plus solidement assis, Il est inutile
<2v> de penser à des arrangemens stables. Il me semble que dans la position
ou nous sommes – position qui a quelque ressemblance avec celle de 
la primitive église – nous ne pouvons pas mieux faire que de nous
concentrer en nous mêmes, et faire voir que l'oeuvre de Jesus Christ
ne dépend point de l'oeuvre des hommes, qu'elle subsiste de ses propres
ressources, sans avoir besoin de mandier sa subsistance auprès des
Puissans du jour.

Mais les biens de l'église, Les couvens, les causes matrimoniales?
Si le gouvernement est juste, il respectera la propriété de l'eglise come
celle de tout autre particulier, s'il veut composer avec la justice
L'église sera dépouillée, et elle n'a pas reçu de moyens de resistance,
Elle réclamera le sien, rien n'est plus juste, mais etant soumise, pour
le temporel, à des autorités étrangères, en partie, à sa communion,
elle ne doit en appeler qu'à l'équité, sans s'appuyer sur des canons
et un commandement, qui la rendraient ridicule aux yeux de ceux, qui
ne lui appartiennent plus, ou ne veulent pas lui appartenir. Les
Protestants ont fait des réclamations au sujet des biens de l'église,
elles étaient fondées sur la vérité; mais hardies et virulentes, ils
auraient mieux fait de ne rien dire, car l'effet a été nul d'un
coté, et de l'autre très mauvais. A cet égard notre silence nous
a mieux valu servi. Nous ne sommes pas plus oubliés que les autres, et
nous n'avons aigri personne.

Je doute fort que l'on puisse faire rapporter la Loi au sujet des
couvens . J'ignore si ce rapport pourra avoir lieu dans le systême
d'unité absolue. L'avenir sera peut être plus favorable. Dans les
circonstances actuelles, l'on ne trouvera guères de personnes assez
confiantes, pour entrer dans un couvent, et embrasser un etat
qui ne leur offre aucune sécurité. J'ai toujours regardé la loi en question
comme entièrement inutile, quant à l'article qui défend la réception
des novices; et par la même raison je ne vois pas a quoi servirait son
<3r> reddressement dans la crise actuelle. On peut sans doute le solliciter;
mais il serait peut être de la prudence de ne pas agiter encore cette question.
Souvent il vaut mieux qu'une chose soit oubliée, et c'est peut être le cas.
Satisfaits d'une première victoire, les antagonistes des couvens restent
tranquilles. Il serait possible qu'ils s'appretâssent à de nouveaux combats,
si on leur rappelait leur triomphe, en voulant le leur disputer.

Je viens, Monseigneur, aux causes matrimoniales. Le sujet est bien délicat,
et je ne dissimulerai pas à votre Grandeur que je ne l'aborde qu'avec répu=
gnance. Le Mariage est un contract comme les autres. Le Mariage est un
sacrement. Comme contract, il est impossible de le soustraire a l'autorité
civile, comme sacrement il est du ressort de l'autorité écclésiastique. Il
relève donc des deux puissances, et l'une est l'autre peuvent en régler
les conditions, chacune dans son fore. Voila comment raisonnent beau=
coup de Théologiens. D'autres donnent tout a l'église, elle seule fait
les lois et juge des causes matrimoniales, le contract n'est rien sans le sacre=
ment.

D'ou peut venir un contraste si frappant? L'évangile ne fixe que
deux choses: l'unité et l'indissolubilité du mariage. Il ne dit pas comment,
le mariage est un sacrement, aussi les Théologiens ont ils toujours été en
rixe sur sa matière et sa forme. Les uns nous parle de la Bénédiction
nuptiale comme constituant le sacrement; dans l'opinion des autres le
sacrement se composant des corps et des promesses des deux époux, n'a
rien de religieux, rien de sacré. Les partisans de la Bénédiction nuptiale
remontent jusqu'a Tertullien , qui en fait mention, mais ils ne sauraient remonter
plus haut, ni prouver autre chose, sinon que l'usage de la Bénédiction reste
très 1 mot biffure et se perd dans la nuit des tems.

Si tout sacrement est un signe sensible institué par N.S.J.C. pour etc.
cela ne peut s'entendre que de la Bénédiction, car le mariage n'a pas
été institué par lui. Pour lors la bénédiction étant du ressort de l'église,
c'est à elle a la donner ou à la refuser: Elle doit la refuser à ceux qui
voudraient former un double lien, ou répudier une épouse pour en
prendre une autre. Elle peut la refuser dans d'autres cas qui intêressent
<3v> plus ou moins les moeurs et la religion. Ainsi elle établit et lève des
empechemens de mariage, ou pour mieux dire, des empechemens de
Bénédiction nuptiale ou de sacrement. D'ailleurs l'état fixe les
règles qu'il juge convenables au bien de la société, il approuve certains
contracts, il en improuve d'autres. Il n'y a rien de commun avec le sacre=
ment. Soumis à deux autorités le fidèle le contracte selon le voeu
de la loi, et se présente devant elle, lorsque que son contract donne lieu à
des difficultés qui ont rapport à elle, Mariage civil. Comme
membre de l'église il se présente aux Pasteurs pour en obtenir la
Bénédiction; Les Pasteurs consultent les canons, et accordent ce qu'on
leur demande, si tout est dans les règles de l'église; Mariage écclésias=
tique
Mariage-sacrement.

Nous aurions ainsi deux Tribunaux pour les causes matrimoniales,
comme deux législations. Le tribunal civil entouré de la force
porte des sentences, punit, frappe les réfractaires et se fait obéïr. le
Tribunal écclésiastique juge aussi d'après ses règles, mais se borne a
refuser la bénédiction, ou le sacrement, dans les cas moins graves,
et retranche le réfractaire de la communion lorsque l'unité et l'indi=
ssolubilité du mariage se trouvent atteintes. Ces tribunaux peu=
vent exister l'un a coté de l'autre; l'un est temporel, l'autre est
spirituel; celui-ci repose sur la force morale de l'église, celuilà sur
la force physique de l'etat.

Si nous admettons l'opinion qui confond le sacrement avec
le contract, en disant que les corps des époux sont la matière; les pro=
messes, la forme du sacrement de mariage, pour lors je ne retrouve
dans cet amalgame ni le sacrement ni le contract Point de
sacrement: car ou serait ce signe sensible institué par NSJC
pour la sanctification de nos ames? Les époux étaient là et
se promettaient fidélité avant la venue du Sauveur. Le signe
sensible – la matiere et la forme – existaient; et comment pourra-t-on
<4r> dire qu'il en est l'auteur? Aureste qu'est-ce qu'il y a de religieux et de
sacré dans ces corps et ces promesses; qui ne se trouve chez les payens et
les turcs?

Secondement, si tout est sacrement dans le mariage, la puissance civile
n'a rien a y voir, puisque c'est l'église seule, qui est dispensatrice des sacremens.
Deslors, comme le mariage est de la derniere importance dans la société,
il n'existe plus de gouvernement parfait: l'etat est dépendant de l'église.
Il est faux de dire que le Christianisme s'allie avec tous les gouvernemens,
que le royaume de J.C. n'est pas de ce monde, que les hommes sont régis
par deux puissances entierement différentes et indépendantes l'une de
l'autre etc.

Troisièmement, si l'on ne veut pas distinguer le contract du sacrement;
que seront tous les mariages qui ne se font pas en face de l'église? Ce ne
sont plus que des concubinages, et si un peuple nouveau se convertissait
à la foi tous les prétendus époux devraient s'abandonner et contracter
de nouveau. Bien plus, comme hors de l'église, il n'est point de mariages
parce qu'il est point de sacrement; il ne s'y comet ainsi point d'adultères.
Les promesses ne sont rien; personne n'y est tenu etc. On ne finirait
pas si l'on voulait détailler toutes les absurdités que renferme ce système.

Je n'hésite donc pas Monseigneur de m'en tenir à l'opinion qui
sépare le sacrement du contract, qui soumet l'un a l'etat et l'autre
a l'eglise, et qui par conséquent reconnait des causes matrimoniales civiles
et d'autres écclesiastiques. Cette opinion conciliatrice gagne tous les jours,
et elle merite pour le moins autant d'égards que l'autre qui se range
a tort parmi les articles proximos fidei, tandis qu'elle en est si fort
éloignée.

Il est constant, que de tout tems les princes ont donné des lois rélatives
au mariage: on ne leur en contestait pas le droit, et il etait impossible
de le leur refuser, parce qu'il est impossible de prouver soit par l'écriture
soit par la tradition, que le Sauveur le leur ait oté, pour le remettre
entierement à son église.

<4v> Je me suis un peu étendu sur cette matière, non pas sans doute
que j'aye assez de présomption pour vouloir instruire mon Evêque,
mais pour lui soumettre mes idées. J'aime la verité, je la
cherche, et je ne désire rien autant que de la trouver.

Je sens bien Monseigneur que mon avis sur les causes ma=
trimoniales ne sera pas gouté de tout le monde, je crois cependant
que les autorités, que je pourrais citer, et les raisons sur lesquelles je
m'appuyent, meritent tout aumoins d'être pésées avant que l'on se
décide peut être a réclamer au nom de l'église catholique contre
les lois, qui auraient rapport à la célébration du mariage. Si les
écoles catholiques sont partagées sur cet objet; s'il est des pays catho=
liques ou les autorités civiles portent des lois à cet égard, sans être pour
cela rétranchées de la communion, je ne crois que l'on puisse crier chez
nous a l'hérésie parce que les tribunaux civils prennent connaissance
des causes matrimoniales qui sont portées devant eux. Ce serait tout
autre chose s'ils se mêlaient d'ordonner la bénédiction nuptiale, qui
est entièrement du ressort de l'église, et que je regarde comme le
sacrement du mariage avec une foule de graves théologiens.

Je n'aime point la controverse, mais si quelqu'un voulait com=
battre l'opinion que je défends, je la croirais assez importante, surtout
dans les circonstances où nous sommes, pour lui donner plus de déve=
loppement et répondre aux objections, que l'on pourrait me faire.

Je suis Monseigneur avec tout le respect et la soumission
que je Vous dois

De Votre Grandeur

Le tres humble et très obeissant
serviteur G. Girard Clier

Berne le 21 sept. 1800.

Note

  Public

Apostille sur le premier folio du document : "21. septembre 1800 / P. Girard / curieuse théorie sur la nature du / sacrem[ent] de mariage".

Etendue
intégrale
Citer comme
Girard, Grégoire, dit le Père Girard, Lettre à Jean-Baptiste d'Odet, Berne, 21 septembre 1800, cote AEvF VI. Religieux, 1. Cordeliers Minor conventuels, n° 13. Selon la transcription établie par Damien Savoy pour Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1213/, version du 20.11.2020.
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