,
Lettre à Samuel Clavel de Brenles, Lausanne, 28 janvier 1777
Mon cher Maitre, mon cher Docteur, mon cher Professeur,
choisis ton titre, tu as une ecoliere qui te fait le plus
grand honneur; et ce n'est pas encore le tout pour ta gloire
que mes rapides progrès, je t'anonce que tu vas causer une
revolution etonnante dans notre ville; bientot, si l'on peut juger
de l'avenir par le present, bientot il ne sera plus question
ni de Wisk, ni de Loup, ni de Volle; dans toutes les compagnies
on s'occupe aujourdhui a barbouiller des ombres, et comme
l'art est encore a sa naissance, et que personne ici ne l'a poussé
aussi loin que moi, je suis devenue la femme a la mode, je
donne le ton dans ce moment; on est trop heureux lors que
l'on peut prendre quelque pretexte honnete pour me faire visite,
on le seroit encore plus si l'on pouvoit me tirer de ma
retraite et m'avoir ches soi, et je dois, ainsi que fait notre
chere Md Necker, me feliciter beaucoup du nombre de prodigieux
d'amis que j'ai aquis depuis un mois, comme elle depuis deux.
De tout ceci il est de la plus exacte justice que ce soit
a mon Instituteur a qui j'en fasse hommage; aussi tout
l'honneur qui m'en est revenu je le mets a tes pieds; mais
pour le plaisir je le garde pour moi comptant bien que tu
me le cedera de bonne grace; c'en est un qui m'amuse
beaucoup que de partager entre douze personnes une feuille
de papier d'hollande et de me faire par là autant d'amis...
des amis... ce mot me fait quitter tout a coup le badinage.
Ce n'est point un simple amusement pour moi que la phisionomi=
que, elle me procure les plaisirs les plus reels; je t'avouerai
que le premier que j'ai eu a eté la connoissance de mon
profil, que je croiois fort desagreable, et qui ne m'a pas
paru tel quand je l'ai vu; je crois qu'il en ariva la meme
chose aux autres, et que ceux qui ne connoissent pas
leur profil font en le voiant une connoissance plus ou
moins agreable, comme chacun s'aime soi meme on se
trouve de la sympatie pour cette figure qui indique les
qualités que l'on sent chès soi; je m'aperçois que tous
ceux de qui je prens un bon profil m'en savent gré, et
qu'ils m'en aiment dans ce moment davantage,
et cela encore est un plaisir bien vrai, l'amitie, ce bien
<1v> si rare en ce monde, ce bien est si grand que l'on se trouve
deja heureux d'embrasser au moins son image. Un autre
plaisir encore est celui d'aquerir une science nouvelle, qui ne
nous manquoit que faute d'attention; je crois a present que
la connoissance des phisionomies est une perfection de l'ame,
tout comme la justesse du coup d'oeil, le gout, le sens
moral, je penserois meme que tout cela tient ensemble
par d'intimes rapports. Je sais encore trouver des plaisirs
dans les exceptions a ces causes generales qui m'en
procurent; en voici des exemples, une Dame trop persuadée
de sa laideur, mais dont la phisionomie me plait, laissa
faire son profil par complaisance, l'experience ne fut
pas heureuse, elle le trouva desagréable, je ne pus pas
le trouver bien, j'aurois voulu la faire parler et sourire
pour le rectifier sur elle, mais le moment n'etoit pas
favorable, quand je fus chés moi mon imagination et
l'envie que j'avois de l'embellir me servirent si bien
que j'imprimai sur son silhouette les graces de son
esprit et de son caractère, chacun l'a trouvé a la
fois tres ressemblant et fort agreable. Une tres
belle Dame qui a gaté ses graces naturelles par
l'affectation me pria de faire son profil, il reussit,
elle y trouva bien ses traits qu'elle connoissoit, elle fut
assés contente, mais moi je ne l'étois pas; je la fis
parler et je fis tant, que le naturel reparut
quelques momens et que je pus atraper quelques graces
que j'imprimai légerement sur le profil, ce qui avec
un petit changement que je fis dans son attitude
trop droitte a fait un effet charmant et a rendu le
silhouette naturel et tres beau c'est ce qu'aucun peintre
n'avait su faire pour elle. Une observation generale
qui m'a fait encore un plaisir extreme, c'est que l'on fait
beaucoup de bonnes decouvertes et bien peu de mauvaises,
non, les ames humaines ne sont point si laides; Entre tous les
<2r> silhouettes que tu m'as envoié et ceux que j'ai vu depuis, il n'y
en a eu qu'un seul qui du premier abord m'a deplu, et que
je n'aurois pas envie d'avoir tel qu'il est dans mon paradis,
cependant la conversation de la personne meme avoit fait
sur moi une impression extremement agreable, mais sa
phisionomie aucun effet sensible dont je me souvienne.
Par contre la phisionomie de Goette m'a charmé, je me
sens plus de sympatie pour son profil que pour son
Vertter. Si tu as le vrai profil de Mr Calkoen tu me fera
un grand plaisir de me l'envoier; attends jeune homme, je
trouverai bien moien de me vanger une fois du tour
que tu m'as joué; il a reussi au gré de tes souhaits,
et j'étois disposée on ne peut mieux pour donner dans
le paneau; voici ce qui m'est arrivé avec lui, je
rencontrai a la cite derriere un etranger inconnu, dont
la phisionomie me plut si fort que je fus portée par
un mouvement involontaire a le saluer d'un air de
connoissance et d'interet, il me rendit le meme salut;
depuis, sachant qu'il logeoit dans la maison je le
fis demander pour lui parler de toi; sa conversation
m'interessa; c'est la seule fois que je l'ai vu. Lorsque
je reçu le pretendu silhouette de Calkoen, je fus si
etonnée que l'on eut donné l'air d'un homme de 50 ans
a ce joli jeune homme, d'y trouver des traits qui ne
m'etoient pas inconnus, et de voir le silhouette si
bien jugé, et fort different de l'idée que j'en avois
pris, je fus si frappée de tout cela que je jettai
le silhouette au rebut comme un fort mauvais Calkoen
un ouvrage tres mal fait, il ne fut point placé
a mon miroir, depuis peu j'ai eu occasion de le revoir
sans prevention et j'ai reconnu avec le plus grand plaisir
un excellent silhouette de feu notre bon Mr Seigneux de Corevon
agé de passé 70 ans a qui je vai bien oter sa bourse pour
lui faire une perruque.
<2v> Ne manque jamais de temoigner a Monsieur Lavater
combien je suis sensible a ses bontés et a son amitié
genereuse, donne moi des nouvelles de la santé de Madame.
Pense a faire bientot le choix d'une vocation utile et honorable
et tourne toi de quelque coté qui indique que ton choix est
fait. envoie moi le compte de toutes tes dettes paiées, n'en
fais plus aucune a l'avenir, fais un compte journalier
et datté de tes dépenses sous la direction de Mr Pfen.
a qui j'allois ecrire aussi si cette longue epitre ne m'avoit
pris trop de tems; au moien de tout cela nous serons
bons amis suivant le proverbe, Adieu mon cher
Samuel
Je fais pour toi une ample collection de phisiono=
mies que je t'envoierai toutes ensemble.
Lausanne 28 Janvier 1777.