Transcription

Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 09 mai 1745

de saulveboeuf ce 9e may 1745

mes consolations avoient prèvenu le mal mon cher saconay, et je
t'avoue que sur la connoissance que jay et de toy et de notre siècle
j'avois prèvu que tu succomberois, tu dois avoir reçu une lettre de
moy ou je te prépare a cet èvénement, je me hate cepandant de
repondre a celle par laquelle tu m'en donnes la confirmation;
habitant d'un paÿs ou la privation des charges et emplois n'est un
mal qu'aux yeux de l'imagination et des prèjugès et ou elles n'apor=
tent ny gloire ny avantage rèel, les rèflexions que l'expériance pou=
roientt me fournir a cet égard, seroient sans doute fautives, et
tomberoient d'elles mémes du moins dans la plus grande partie si
je voulois les raporter a ta situation; il en est une cepandant relative
a touts les paÿs a touts les ages, et a touts les états, cest la resignation
a l'accomplissement du grand ordre qui n'est autre chose que la volonté
de dieu; agir comme pouvant tout, se rèsigner comme ne pouvant
rien, cest le prècepte de la vraye philosophie ainsy que du christianisme
ce n'est point a moy a te rapeler ces principes dont tu es nourry
et que jay si longtemps perdu de vue; et sans doute a situations égales, je te
demanderois ces leçons au lieu de te les faire, mais laequanimité
etant le plus sur degré de la supériorité, celuy qui est dans le calme
<1v> actuel, en à touts les droits, sur celuy que l'infortune attaque le
consolateur est au malheureux naturellement plus sage que luy, ce
qu'est la garde au médecin malade. je connois les secousses de ces
promotions ou l'on est oublié malgré des droits incontestables, et quoyque
ce soit en choses de moindre importance comme elles n'en ont communèment
que celle que notre esprit leur donne je te défie d'avoir plus desiré un
bareth, que moy un règiment en 1738. je scay combien l'agitation
d'autruy se communique jusques a nos sens, combien lair de cabale et
d'intrigue nous environne, combien l'amour propre s'interesse a lévènement
et conséquemment 1 mot biffure quelle chute cest que de se voir déchu de toutes
ses espèrances et rangé dans la classe des malheureux, cest une image
du jugement dernier, avec la diffèrence que celuy cy sera juste; mais enfin
te voila dehors de ce tourbillon et tu serois impardonnable de perpetuer
ton agitation ayant tant de moyens de la calmer, songe a la valeur
intrinséque de la chose en elle mème, crèdit, pouvoir, argent, honneur,
regarde quelles de ces choses la, la république te refuse, et quelles elles
ne scauroit t'oter si tu ny concours parce qu'elles sont personnelles; considère
ensuitte la valeur de se qui des parties de ce dtout dont est composè le
bonheur qui dépendent absolument du bareth si elles valent tes peines
tes inquiètudes, tes dèmarches, si ell le premier pas dans la carrière du
gouvernement ne t'engagoit pas a d'autres plus pénibles, et plus dif=
ficiles peutétre a accorder avec la probitè, s'il ne sy rencontroit nulle
difficultès ny occasions de chagrin, s'il n'eut pas èté plus cruel d'èchouer
en avant dans la carrière qu'a l'entrèe, si ce n'etoit pas enfin un labir=
inthe pènible ou tu t'engageois, oh je suis persuadé que tu trouveras
dans cet examen bien des raisons purement morales qui viendront
<2r> a l'apuy du grand reméde dans les afflictions, reméde auquel nos ames
sont rarement bien prèparées, je veux dire la rèsignation aux dècrets
de la providence. pour moy je crois qu'il n'est point d'etat si avantageux
dans le monde qui considèré de la sorte ne parut effrayant a un homme
sensé, et point d'imagination que ce coup doeil ne calmat et point de
desirs qu'il n'eteignit du moins en partie; c'etoit cette façon d'envisager
les objets de l'ambition ou pour mieux dire de la folie humaine qui
faisoit redouter les charges publiques a tant de grands hommes dans
les siècles de la rèflexion, aujourd'huy nous n'avons guère que celles
des animaux, qui nous porte aux appetits de la nature, et nous èloigne
des pèrils de l'instinct. dieu te préserve mon cher amy de connoitre les
malheurs du coeur, cest alors que je ne te consoleray qu'en meslant mes
larmes aux tiennes, mais pour ceux de lesprit et de limagination, nous
ne sommes hommes que pour les surmonter; si je voyois mon fils vivement
attaqué je luy porterois des armes et ne songerois point a le dérober
au pèril, la raison et la force desprit sont les armes contre le malheur,
le temps et la dissipation sont la fuite, et gare le premier danger.
adieu mon cher amy, je t'aimeray encore plus simple particulier que
avoyé, adieu mille respects a tes dames

Mirabeau

Etendue
intégrale
Citer comme
Mirabeau, Victor de Riqueti, marquis de, Lettre à Frédéric de Sacconay, Sauveboeuf, 09 mai 1745, Collection privée. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/119/, version du 10.06.2013.
Remarque: nous vous recommandons pour l'impression d'utiliser le navigateur Safari.