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Notice sur Alexandre César Chavannes et son "Anthropologie", [Lausanne], [1818]-[1840]
Dans la petite ville que j’habite vivoit vers
la fin du siecle passé, un homme qui a été peu
connu du monde savant auquel il apartenoit
qui a été meme peu connu, ou du moins aprecié
par ses concitoyens. Sa grande modestie explique
sans l’excuser l’oubli dans lequel ses contemporains
ont laissé ses travaux et sa mémoire.
Mr Alex. Mr Chavannes avoit recu de laprofesseur en theologie dans
l’academie de Lausanne
nature une tete fortement organisée, une
memoire prodigieuse, un esprit lumineux
et philosophique, une rare sagacité. Il fit
avec distinction les etudes necessaires a l’etat
auquel il etoit destiné, celui du ministere
evangelique. Peu de tems apres y avoir été
admis a cet estat, il obtint une place de professeur
en theologie dans l’academie de Lausanne
qu’il a desservie jusqu’à sa mort survenue
en 1800. Les fonctions de cette place qu’il
remplissoit avec facilité lui laissoient beaucoup
d’heures a consacrer aux etudes philosophiques
qui avoient pour lui un attrait particulier.
marchant dans la route tracée par les Bacons,
les Lockes, les Condillacs, il conçut de bonne heure
la grande idée d’ecrire l’histoire complette
et philosophique de l’homme. Il pense
que pour reussir dans cette entreprise il falloit
dabord etudier les faits actuels de l’homme
physique, moral et intellectuel, ceux de la nature dans ses rapports avec
l’homme; remonter autant que possible
au noyau de l’observation et de l’analise
jusqu’au faits primitifs, c’est à dire ces qui se trouvent
placés sur la derniere limite oufaits
<203/2> s’arrete la faculté d’analise donnée a l’homme.
Qu’il falloit ensuite en reprenant ces faits primitifs
comme point de depart, et consultant les lois de
developement données par la nature, lois
deja reconnues par l’analise precedent, forme
un tableau successif du developement des
facultés humaines, et du progrès des connoissances
que l’homme a aquises ou peut aquerir
par leur moyen.
Qu’il falloit ensuite considerant l’homme
dans ses rapports de sociabilité et partant
de l’etat actuel de civilisation, remonte
par l’etendue des faits de la societé et leur
analise jusqu’aux faits primitifs de la
societé dans sa premiere formation, et
reprenant ensuite par une marche
analogue a la precedente, les faits primitifs,
montrer dans un tableau successif quels
ont été la marche et les progrès de
la civilisation jusqu’au point ou elle
est arrivée.
Enfin que pour terminer il falloit faire
la meme operation sur le langage qui
joue un si grand role dans l’histoire
de l’homme social et parlant; sans lequel
la pensée resteroit dans l’homme, comme
la statue dans le bloc de marbre si le
ciseau de l’artiste ne venoit pas l’en
tirer. Qu’il falloit faire une etude
comparée et analitique de toutes les
langues anciennes et modernes, remonter
a la langue primitive fournie parcette
la nature elle meme; et partant
<203/3> ensuite de cette langue primitive et au moyen
de la grammaire generale et des lois naturelles
de derivation de composition, d’analogie, forme
le tableau des idées qui sont entrées successivement
et en meme tems que leurs signes dans
l’histoire de l’homme et des peuples.
Sans se laisser effrayer par la vaste etendue
de ce plan et par l’immensité des recherches
qui devoit necessiter son execution. Mr C.
se livre avec courage a ce travail, et le
continue avec perseverance pendant trente
ans de sa vie. Il eut la satisfaction de le
voir terminé peu d’années avant sa mort.
Qu’elle que fut sa modestie, il avoit la
persuasion de n’avoir pas travaillé en vain,
et d’avoir fait une œuvre qui pouvoit
etre utile a la philosophie et a l’humanité.
Il avoit le desir de publier ce travail, mais
la modicité de sa fortune ne lui permettoit
pas d’en faire seul l’entreprise. Outre l’etendue
de cet ouvrage qui se compose de 15 volumes
de 3 a 400 pages, l’impression offroit de
grandes difficultés en raison du grand nombre
de caracteres en langues orientales et etrangeres
qu’elle exige, et de la surveillance de cette
impression qui demande des correcteurs versés
dans ces diverses langues.
Mr C. cependant dans l’esperance que ces
difficultés ne seroient pas insurmontables
publia deux ouvrages successifs dans le but
de faire connoitre au public l’existence
de son manuscript l’un sous le titre d’essai
sur l’education intellectuelle l’autre
<203/4> sous celui d’Anthropologie abregée.
Le premier avoit deux buts, l’un de faire
sentir les inconveniens de la methode
sinthetique employée dans l’instructionl’educ
de la jeunesse, et l’avantage qu’il y auroit
a y substituer la methode analitique,
l’autre but etoit celui que j’ai indiqué, d’annoncer
l’existence de son manuscript anthropologique
et de donner une esquisse de son plan.
Le second ouvrage contient l’exposition
des idées principales de son grand travail
presentées dans le meme ordre et avec
les memes divisions que dans le manuscript.
Cette publication donne lieu a quelques
propositions qui furent faites a Mr C.
mais qui sont restées sans resultat par
une suite des evenemens politiques qui
ont agité l’Europe vers la fin du siecle
et par la mort de Mr C.
Quoique je n’ai fait qu’indiquer les
trois idées principales qui servent de base
au travail plan de l’ouvrage de Mr C.
Il est difficile de n’y pas reconnoitre
ce beau caractere d’unité que nous
admirons toujours soit dans les ouvrages
de la nature soit dans ceux memes des
hommes lorsque nous les renconttrons.
Il est difficile encore de ne pas convenir
que si l’execution et les developemens
repondent a la beauté du plan, il seroit
facheux que le travail de Mr C. restat
oublié dans une bibliotheque particuliere
<203/5> exposé a etre perdu par la negligence ou
l’insouciance si non du proprietaire actuel
peut etre par celles de ceux qui la possederont
apres lui.
Deux moyens se presentent pour prevenir ce
malheur. L’un seroit la publication du
manuscript de Mr C. Les memes obstacles
qui empecherent cette publication pendant
la vie de l’auteur arrettent ses heritiers.
J’ai indiqué ces obstacles, si cependant
quelque libraire ou quelque societé avoit
a cet egard des propositions a faire a
Mr Chavannes Bugnion proprietaire actuel
du manuscript celui ci concourroit autant qu’ilil
seroit en lui a lever les difficultés qui
qui se presentent a cette entreprise.
Le second moyen seroit l’aquisition du
manuscript pour etre placé dans quelque
bibliotheque savante. Ce depot seroit
precieux commecomme fixant le point
fixant le point au quel etoit arrivée
l’histoire philosophique de l’homme a
la fin du dix huitieme siecle. Il seroit
precieux comme un recueil immense
de faits et de materiaux disposés dans le
meilleur ordre et qui peut etre consulté
avec avantage dans tous les tems par
les savans qui s’occuperont de ces matieres.
Il seroit precieux surtout par ce travail
nouveau et interessant dont nul avoit
conçu l’idée et par lequel au moyen
<203/6> de l’analise comparée des langues il a etudié cherché
les traces de la langue primitive et les
principes de la grammaire generale
l’histoire des idées de l’homme et des peuples
dans la formation et les developemens du langage.
Le proprietaire actuel joindroit a
l’Anthropologie si quelque bibliotheque en
faisoit l’aquisition un manuscript lexico=
graphique en deux volumes in quarto,
or cette partie est traitée avec plus
de developement qu’elle n’a pu l’etre dans
l’Anthropologie.
Une objection sera faite peut etre, du
moins l’ai je deja entendue concernant
la publication du manuscript de Mr C.
Depuis trente ans que cet ouvrage
est terminé, beaucoup de decouvertes ont
été faites qui apartiennent a l’histoire
de l’homme et qui ne se trouveront pas
dans l’anthropologie de Mr C.
Je conviens que les trente a quarante
dernieres années qui viennent de s’ecouler,
ont été employées avec avantage
a des recherches relatives a cette histoire
et ont amené plusieurs resultats
interessans qui ne se trouvent pas
dans l’ouvrage de Mr C. Les travaux
des philosophes Ecossais, Français, Allemands
ont jeté beaucoup de lumieres sur
les differentes branches de l’histoire
de l’homme. La nomenclature perfectionée
dans les sciences phisiques, des observations
<203/7> mieux dirigées, une analise plus aprofondie
ont donné des aperçus nouveaux; les decouvertes
de la nouvelle chimie ont eclairé la
phisiologie, cette derniere science a été
etudiée dans les rapports entre l’homme
phisique et l’homme moral, la philosophie
du langage a été etudiee avec plus de
soin, d’excellens ouvrages ont donné des
vues nouvelles ou etendu celles qu’on avoit
deja sur l’influence des signes sur la pensée
sur la grammaire generale &c.
Voici ce qu’il y a a dire sur cette objection.a cet egard
Tant que le genre humain subsistera
il n’y aura aucun moment donné auquel
l’histoire de l’homme puisse etre arretée
d’une manière definitive. Cette histoire
comme toutes les sciences qui ont pour tache
l’observation et l’analise a une marche
progressive elle ne s’arrete qu’au moment
ou finit lui meme le sujet qui sert de
d’objet a l’observation. Sous ce point de
vue une histoire de l’homme bien faite
qui fit le point ou on est arrivé, a
une epoque quelconque est un ouvrage
precieux, il sert de base et de point d’apui
aux savans qui a des epoques subsequentes
se livreront au meme travail. Il est utile
encor lorsque le plan sur lequel il est
1 mot biffure composé peut se voir comme un
cadre bien disposé dans lequel les nouveaux
<203/8> les nouveaux resultats obtenus viendront
remplacer naturellement et avec ordre, et
ou les erreurs et les fausses marches de
l’esprit humain consignées a des epoques
anterieures serviroit utilement de 1 mot écriture
pour eclairer la marche des epoques
posterieures.
Enfin meme si l’ouvrage de Mr C. etoit
rendu public, un travail interessant
confié a des mains habiles pouroit y
etre ajouté; ce seroit un raprochement
des principaux resultats relatifs a
l’histoire de l’homme obtenu par les
travaux des differens philosophes dans
les trente dernieres années. Ce raprochement
sans oter a l’ouvrage de mr C. le merite
de l’originalité feroit peut etre
ressortir un autre merite qui lui
apartient. On y remarqueroit que
son auteur ne se bornoit pas a
recueillir une immense quantité de faits,
mais que son esprit actif et penetrant
travailloit en meme tems sur ces
faits; que suivant la meme route
d’observation et d’analise dans la
quelle ont marché plusieurs des
philosophes qui ont travaillé apres
lui, il s’est rencontré souvent avec eux,
il a pressenti plusieurs resultats quils
ont été obtenus après lui des lors, particulierement
dans la partie des signes du langage
de leur influence sur l’art de penseret
et de la grammaire generale.
<203/9> De plus grands developemens seroient deplacés dans
une notice de la nature de celle ci qui n’est qu’une
indication. Les personnes qui desireroient
d’ulterieurs renseignemens sur le manuscript de
Mr C. pouroit s’adresser a Mr Chavannes
ministre a Crissier pres de Lausanne,Bugnion
lequel d’ailleurs deposera ches un
libraire a Geneve quelques exemplaires qui
lui restent de l’essai sur l’education intellectuelle
et de l’Anthropologie abregée.