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Lettre à Emmanuel Louis Chavannes [?], Montet, 17 juillet 1753
Me voici arivée enfin mon cher Ami au terme du
petit voiage que je projetois depuis longtems; et la façon
gracieuse dont on m'en a acordé la permission m'en laissa
goûter tout le plaisir; je t'aurois ecri plutot mais comme
je n'aurois pus le faire qu'en courant j'ai cru qu'une pencarte
un peu longue quoi qu'un peu tardive valoit mieux qu'un
petit billet qui ne t'auroit rien apris. Tu sais qu'après
avoir atendu inutilement un renvoi je me suis determinée a
prendre le coche, ces sortes de voitures sont dit on quelques
fois amusantes par les originaux qui s'y rencontrent, d'autre fois
très rebutante, je crois que rarement la compagnie en est parfai=
tement bonne, je n'étois ni des plus mal partagée ni des mieux,
ma meilleure compagnie étoit l'hotesse d'Aigle jolie femme et
d'une assés bonne conversation, et nous avions deux cavaliers
dont l'air moitié fat moitié badeau me fit aisement reconnoi=
tre l'état et la nation, c'étoit de petits marchans Genevois,
je leur fis autant de politesses qu'on en doit faire dans lesen
voiages, et ils eurent pour moi tous les egards qu'ils étoient
capables d'avoir, mais ils ne me firent point grace de
leur conversation, heureusement pour moi la voiture étoit
ouverte et le plaisir de voir des campagnes nouvelles pour
moi me faisoit passer sur l'insipidité de mes compagnons
voiageurs. ma premiere bonne rencontre fut a Montprevain
ou la voiture s'areta, je n'en descendis pas et je vis Mr
Burnier a qui je n'avois parlé de ma vie mais il etoit
de Lausanne et nous nous trouvions en terres étranges
c'en etoit assés pour etre d'abord bons amis, nous arivames
avec un peu de pluie a huit heures a Moudon et je trouvai la famille D'Arnay
a la fin du soupé, si on peche dans cette maison c'est
par trop d'honneteté, on craignoit que je n'eusse pas assés
a manger et il y auroit eu de reste quand nous aurions
été sept ou huit, on m'avoit deja atendu fort tard le lundi;
l'aimable Jeanette est toujours la meme, je fus beaucoup plus
longtems avec elle qu'avec les autres, nous passames dans ma
<1v> chambre d'abord après soupé et elle se leva seule pour m'acom=
pagner au coche, je lui dis combien tu avois été faché de
n'avoir pas trouvé son frère a Lausanne et de n'avoir pas
pu t'aranger pour le venir voir a Moudon, elle m'a beaucoup
pressé pour m'areter quelques jours ches elle en repassant,
elle croit d'aller aux vendanges a Gravaux et de passer
l'hiver à Lausanne. La seule chose que je redoutois dans
la route étois le diné de Paierne, il falloit passer cinq
mortelles heures avec mes compagnons de voiage et je
n'avois plus de campagnes a voir ni de voiturier qui eut la
complaisance de me dire le nom de ce que je voiois; pour
acourcir un peu ce tems je voulois faire demander le Docteur
Chatelanat mais je n'en eus pas la peine un instant aprés
mon arivée arive une voiture d'un autre coté et je vois
entrer le Capitaine De Crousaz, je ne sai pas qui de nous deux
eut plus de plaisir je lui donnai des nouvelles de sa femme
et de son dauphin qu'il avoit une impatience extreme de joindre,
je ne connaissois pas celui qui l'acompagnoit mais il s'anonça
d'abord en me parlant de mon frere, et il ne pouvoit s'anoncer
mieux, c'étoit un Mr Carbon de Vevai, juge si je fus en pais
de connoissance je me trouvai a la fois a Lausanne et a
Vevai et j'oubliai tout a fait que je fussse a ce Paierne
Le diné fut tres agreable nous eumes pour surcroi de
compagnie deux Italiens fort polis un Conte et un
Capitaine rempli autant que j'en puis juger d'esprit et
de savoir, avec un autre homme serieux dont personne
ne connoissoit ni le nom ni la nation, la conversation
roula sur des sujets interessans d'histoire et de literature
et par ci par là il ariva deux fois au Capitaine de s'egaier
aux depens des hollandois, la seconde fois àu l'ocasion des
antiquités d'Avanche il dit que les hollandois montroient
comme un monument de la premiere antiquité la statue
d'Erasme Alors le jeune homme serieux qui jusque là n'avoit
<2r> rien dit s'eleva pour repousser cette calomnie, il nous aprit
qu'il y avoit en hollande des antiquités très rares qu'on
avoit decouvert des chemins fabriqués par les anciens Romains
et que rien n'etoit plus vrai quoi que ni les histoires ni les
voiageurs n'en dissent pas un mot, cette petite dispute amusa
la compagnie et fit reconnoitre le jeune homme pour holandois.
Ces Messieurs partirent un instant avant moi, je priai Mr de
Carbon de donner de mes nouvelles a mon frère, je n'avois
plus que deux lieues a faire pour gagner Avenche et je
les fis heureusement. Je trouvai Mr Burnat qui ne m'atendoit
pas et je manquai d'un moment Mr Dumaine avec qui
j'aurois pu faire ce jour meme dle voiage de montet.
A dire la verité je ne fus pas tant fachée du petit
renvoi, si je craignois tes railleries je passerois legerement
sur ce sejour d'Avenche, mais je n'en suis point en peine
et j'ai dequoi les repousser. Si on savoit comme on est
bien chés Mr Burnat toutes les dames l'iroient voir
il est justement comme il faut etre pour les recevoir
c'est un vrai Caton un Sage je le sai depuis longtems
mais ce n'est point un Caton refrogné c'est un Sage fort
aimable et fort poli il m'acompagna quoi qu'il fut
enrumé pour me faire voir toutes les curiosités d'Avenche,
j'ai vu le fameux pavé a la mosaique decouvert depuis peu,
c'est une vaste sale en caré long dont la plus grande
partie des figures sont parfaitement conservées elles
sont dessinées dans le meilleur gout et divisées en
compartimens placés en simetrie, separés par des bordures
et environés d'une grande bordure qui fait le tour de la
sale il y a plusieurs figures humaines dont l'atitude
est si bonne et dont la marquetterie est si bien faite et
les nuances si bien assorties qu'on les prendroit a quelque
distance pour de vraies peinture, la plupart sont armées de pots et de gobelets, les petites pierre quarées
<2v> sont du plus beau marbre toutes les couleurs en sont naturelles
on y reconois le marbre rouge de Roche et le jaune qui vient
du Lionois il y en a beaucoup de couleur d'ardoise, les dife=
rentes veines peuvent avoir fourni les diferentes nuances; une
des plus grande curiosités de ce lieu etoit un bassin a huit angles tres
propre, revetu de plaques de marbre blanc ou plutot d'une
composition qui ressemble parfaitement au marbre ce bassin
a donné lieu a bien des conjectures sur sa destination et
sur celle de la sale au milieu de laquelle il est placé,
les uns en ont fait une salle a manger et ont trouvé le
bassin comode pour rafraichir les bouteilles d'autres en
ont fait une sale de bain et arangent dans ce bassin
huit persones assises avec les pieds les uns contre les
autres, ils sont fortifiés dans cette conjecture par des
tuiaux de plomb qu'on a trouvés a quelque distance destinés
aparemment a y conduire l'eau, et par de petits cabinet
qu'on a decouvert autour de la sale mais le fameux Mr
Altman a bien trouvé un autre expedient que des conjectures
il a voulu voir et toucher, il a pensé que la destination du
bassin se trouveroit ecrite sous le fond et pour la decouvrir,
il a fait enlever les plaques de marbre a grands coups de
marteau, par grand malheur une conjecture si sage s'est trou=
vée fausse, le bassin est detruit, et on n'a rien trouvé,
tout ce qui nous reste de ce monument ce sont quelques
tristes debris qui temoigneront a la posterité qu'il y a eu
un homme qui avoit une forte envie de savoir a quoi il
etoit destiné, ce seroit domage qu'on ne grava pas son nom
sur chaque piece pour la transmetre a nos neveux.
Le tems va bientot seconder les soins de ce Mr le bassin auroit
été durable mais le pavé ne le sera pas l'eau detruit le
depuis qu'il est decouvert il a été fort endomagé l'eau detruit
le ciment et la gelée souleve les pierres elles ne tienent plus
ensemble dans plusieurs endroits le batiment qu'on a fait pour le conserver n'est
couvert que de planches a four, le Baillif precedent etoit tout feu pour cette découverte et
elle est fort a charge a celui ci parce qu'il a la peine de la faire voir .
<3r> J'allais voir ensuite l'ennorme pierre de marbre blanc qui montre
que les anciens étoient bien plus savans que nous dans l'art de
transporter de lourdes masses on voit par les figures qui y sont et par la
façon dont elle est taillée qu'elle etoit destinée pour la corniche d'un
batiment, ce n'est pas tout j'ai vu la colonne aux cigognes, j'ai vu
les limites de l'anciene ville qui avoit deux lieues et demi de tour
j'ai vu des pierres avec des chevaux marins dessus j'ai vu des morceaux
de colonnes, que n'ai je pas vu! Avec toutes ces belles choses j'oubliois
de te dire que Mr Chatelanat le Ministre étoit avec nous il m'a bien
demandé de tes nouvelles. Mr Burnat vint me chercher ce vendredi a
cheval et nous arivames heureusement a Montet ou j'ai été reçue
avec toutes les marques possible d'amitié et de cordialité c'est un
des plus agreables sejours que je connoise tout est assorti dans
cette cure aux personnes qui l'habitent la situation la vue en est
charmante elle donne sur le lac de Neufchatel elle est belle et
bien batie et je ne souhaiterois pas une maison de plaisance plus
comode et plus agreable, je suis dans cette maison avec autant d'aisance
et de liberté que dans ma chambre, nous ne sommes point sortis et
je n'en ai pas encore eu l'envie mon amie est toujours la meme
et elle a une petite famille fort aimable, elle me charge aussi
bien que Monsieur de faire ses complimens a toute notre maison.
Je m'impatiente beaucoup d'en recevoir des nouvelles j'espere qu'avec
l'aide de Dieu la santé de mon cher Pere s'afermit toujours d'avantage.
Si ta lettre est aussi longue que celle ci je serai bien contente, il faudra
la recommander a Mr Burnat d'Avenche, ne sois pas surpris quand tu ne
recevroit pas une reponse au tems marqué ce seroit parce que j'aurois
manqué d'ocasions pour envoier a la poste elle ne passe pas ici.
Adieu mon tres cher Ami tu sais que je suis a toi de tout mon coeur
Montet le 17 Juillet 1753.
Chavane
Mes compliments a Mr et Md de Chesaux ne faites pas sans moi la partie de M.
A Monsieur
Monsieur le Ministre Chavane Fils
par Vevai A Montreux