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Lettre à Henri Monod, Saint-Pétersbourg, 07 septembre 1792
Petersbourg Le 7e Septembre 1792.
J'ai reçu mon bon ami, vos Lettres du 2e et 12e avril, ainsi que celle du 9e
Août, et j'espêre que la miennes du 6e Juillet sera maintenant entre vos mains.
Pour en venir dabord aux 1 mot biffure que à Mr Rath dont vous me parlez avec beaucoup d'intérêt,
je vous dirai, que sans accuser son caractêre, ou ses principes, ce Mr n'est pas
mon home et qu'il ne peut me convenir à aucun égard. Sans 1 mot biffure Il est toujours tout ce que sont ses alentours; or
quoiqu'il soit comun d'excuser cette fléxibilité en vue de la fortune, ce n'est certaine=
ment pas un motif pour rechercher celui qui la possède. Mr R. passe ici auprès
de ceux qui le connoissent pour un garçon aimâble il est vrai, mais on l'accuse d'être
médisant, très envieux, et fort porté à desservir ceux qui sont en son chemin ou dont
il redoute la concurrence. Gardez vous d'en 2 mots biffure Quant aux Sentimens modérés
qu'il vous a manifesté, je n'y crois nullement et cela parcequ'il en a professé
d'absolument oppôsés ici, non point en présence de ses Supérieurs, mais dans les Sociétés
où rien ne lui faisoit un devoir de rompre une lance en faveur de Gens dont il est la
dupe. Conoissant ma façon de penser et présumant qu'elle pouvoit avoir plusieurs
points de contact avec la mienne vôtre, il s'est arrangé de manière à vous
en faire accroîre, et lorsqu'il vous a dit que mes Principes outrés avoient occassionné
un refroidissement entre nous, il vous a induit en erreur. Encore une fois je
n'accuse pas son coeur, et néanmoins (puisque vous me mettés sur ce chapitre) je ne
sçais coment accorder avec la stricte loyauté les 3 faits suivans.
1° Au moment où je me croyois le plus assuré du consentement de celle qui depuis m'a
rendu heureux, j'apprens d'un home très sur, que Mr R. s'est amusé à raconter
avec un malin sourire, publiquement et en présence de plusieurs personnes de ma connoissance, que
mon amie ma feme s'étoit jettée aux genoux de ses Parens pour les supplier de me donner le
Congé. La nouvelle étoit absolument fausse; mais et je savois sachant qu'on travailloit contre
moi, et que la Mère m'étoit surtout contraire, je fus 1 mot biffure très d'autant plus allarmé qu'il
y avoit eu à mon Sujet des Pourparlers très vifs. Peu s'en fallût en conséquence que cette
fausse nouvelle ne produisit une rupture, parceque je ayant jugeoisé à propos de m'éloigner
jusques à ce que je fusse instruit de la Vérité, ce qui étoit principalement l'intention
des Intrigans dont Mr R. s'étoit rendu la trompéte. Puisque Mr R. croyoit m'en
devoir, il paroit qu'il auroit pu et dû me rendre de préférence le dépositaire d'un
bruit qui me concernoit aussi essentiellement, et qui devoit me peîner beaucoup.
J'étois d'autant plus autorisé à trouver cette conduite déplacée, que le même Mr fré=
quentoit dans ce tems là la maison d'un home qui faisoit jouer contre moi toutes sortes
de ressorts et paroissoit devenu son Confident. LDes personnes qui s'intéressoient à moi
et qui étoient instruites que Mr R me devoit quelques obligations, en fûrent scanda=
lisées: je me contentai dès lors de m'éloigner, et lorsque dans la suite il a desiré
savoir les causes de mon cet éloignement, je ne les lui ai pas cachées. Je le répète
je crois que ses intentions n'étoient point coupâbles, je n'accuse que son inconséquence,
mais vous conviendrés qu'il y en avoit de reste pour n'être pas bien édifié. Vous at-il
conté cela? J'ai de la peine à le croire, mais vous pouvez compter sur ce récit que
j'ai fort adouci.
<1v> 2° Mr R. a sçu ce qui se trâmoit contre moi, longtems avant que je le sçusse. 2 mots biffure
quelle Peut être que sans péril il auroit pu me le faire pressentir sans se compromettre
et sans s'expliquer, mais je ne le blâme point de s'en être abstenu; car qui lui répondoit
des suites? Ce dont je le blâme, c'est d'avoir voulu se faire un mérite auprès de moi
de ses bonnes intentions à ce sujet, plus de 3 mois après, lorsqu'il savoit que ma Loyauté
et mon courâge avoient terrassé les Intrigans. Il auroit voulu que moi qui ai
correspondu directement avec la Personne en Chef, je lui tinsse compte d'avoir fait
mes éloges à son Prince de nassau auquel j'ai tourné le dos et montré tout le mépris qu'il mérite,
come si ce Prince avoit 1 mot biffure eu assez de crédit pour me perdre ou me sauver. J'ai
fait savoir en réponse à Mr 1 mot biffure R. le cas que je faisois de ses prétendus services. Vous
at-il fait part de tout cela? Je suis loin encore d'accuser son coeur sur
ce point, mais je m'étonne qu'après être demeuré coî, on ôse se donner les airs d'avoir
voulu me servir, et tout cela dans l'espoir ridicule de me regâgner. Si Mr R.
s'étoit tu jusqu'à la fin, jamais je ne lui en aurois fait le moindre reproche: je suis
fâché pour lui qu'il ait si mal calculé, et come qu'il en soit il n'y a pas là dequoi le rechercher.
3° Nous Puisque le Crédit dont il se targue auprès de son illustre Pce, étoit si grand, pourquoi
n'en at-il pas fait usâge en faveur du jeune Roland, que ce Prince a appelé pour
l'abandonner sans brevet et sans paye durant 18 mois? Il a amusé ce crédule et
honnête jeune home par de beaux propos, et s'il ne l'a pas desservi en secret par
envie (ainsi que plusieurs l'en accusent) dumoins n'at-il rien fait pour détruire les Calom=
nies dont les Intrigans se sont servi 2 mots biffure pour le noircir, ce qui lui eut été très facile. Bref
Mr Rath R. est un prudent Genevois, et vous savez mon bon ami, que depuis les agréables projets
du Prêtre Dumont j'ai quelques raisons de me défier de ces Mrs. Parceque Mr R.
desîre renouveller amitié avec moi et parceque cela entre dans ses Vues, ce n'est pas une raison pour moi
d'y 1 mot biffure consentir. La Différence des Principes sur les affaires présentes influe très
peu sur ma résolution; car je me trouve tous les jours avec des Personnes qui en ont
d'oppôsés aux miens. Je ne me serois pas étendu 2 mots biffure aussi longtems sur Mr
R. si je n'étois pas assuré qu'il a eu ses Vues en vous pérorant; aussi gardés tout
ceci pour vous et brulés même cette feuïlle pour qu'il jusqu'à la fin de la ligne biffure
n'en soit plus question. (J'oubliois de vous dire, que n'ayant jamais ouï parler de Mr R. avant auparavant, il
m'étoit étranger et me l'a toujours été. Nous avons été conoissances, et jamais rien de plus.)
J'ai vu le Marin, qui m'a beaucoup parlé de vous. Nous n'avons point eu d'explications,
parceque je les ai évitées, et come je les éviterai nous pourrons continuer à
nous voir come simples Connoissances. Votre façon de penser correspond
avec la mienne quant aux principes, mais come je suis partie inté=
ressée, il m'est permis d'être sensible à l'oubli le moins excusâble
qui fut jamais.
Je gémis avec vous sur les affaires de vos Voisins; car si j'adore la Liberté,
je n'abhorre pas moins l'Insubordination et l'Anarchie. Mais pourquoi
aulieu de ce Manifeste qui a produit une seconde Révolution, ne pas
publier la été Forme de Gouvernement qu'on vouloit établir? pourquoi user
de réticences en un moment aussi critique? pourquoi parler en 1 mot biffure Juge
irrité à une Nation encore entière et certainement très puissante? Lorsque
je lus cette pièce, deux réfléxions il me parut qu'il n'y avoit que deux
<2r> effets possibles; ou elle devoit abattre les esprits (et j'en doutai tout de suite) ou
elle devoit les éxalter au plus haut degré et c'est ce qui est arrivé. Donc Il seroit
sans doute difficile de prévoir les suites de cette 2de Révolution; seulement j'ai lieu
de croîre que la Contre révolution est pr jamais manquée. Semblâble à ce
Curé de Paris qui sous Philippe le bel excomunia ceux qui avoient tort,
je me contenterai désormais de faire des voeux en faveur de ceux
qui ont le plus de droit de leur côté.
Je vis tranquille et aussi heureux qu'on peut l'être éloigné de ses
bons amis. Ma feme que j'aime châque jour davantâge, 2 caractères biffurepplique
à pour ma félicité tous les goûts que je pouvois souhaiter, et
je suis bien assuré que lorsque vous la verrés, elle vous paroitra
mériter ce que j'en dis. Cette Epoque s'approche et cependant je
ne sçaurois la fixer même par approximation. Sera ce dans
3, sera ce dans 4 ans? c'est ce que j'ignôre réellement encôre,
mais il ne tiendra du moins pas à moi qu'elle de la rappro=
cher. Come il ne m'est plus permis de penser aux rives du
lac de Genêve depuis je chercherai à me placer de maniêre
à m'en passer sans pourtant m'éloigner beaucoup de ceux
qui en habitent les bords et que j'aime. Les circonstances peu=
vent aussi être telles que je chercherois quelque Mission,
étrangère et dans ce cas je pourrois vous voir impunêment
chez vous. Ceux qui ont cherché par des routes détournées ont cherché à
me perdre auroient du se rappeler qu'il est des Individus
auxquels il ne faut pas toucher sans être assuré de leur
perte imédiate: manet alta mente repostum, et come l'a dit
Leibniz le tems présent est gros de l'avenir.
Vous connoissez mes occupations, elles sont peu variées. L'ainé
de mes Disciples a beaucoup profité et deviendra un bon
Sujet. La nature a tout fait pour ce jeune home, et
s'il ne devoit pas respîrer l'air empoisonné des Cours, je pré=
dirois hardiment qu'il deviendroit un home distingué. Doué
de la plus belle figure, d'une physionomie intéressante
au plus haut degré, poli, affâble, spirituel, il a en
<2v> outre de la Sagacité, une bonne Judiciaire, et des connoissances
dont il sçait rendre compte et le desir d'en acquérir davantage.
Le Cadet est moins avancé et a été moins favorisé, quoiqu'il
soit aussi un jeune beau et intéressant jeune home. Tous
deux, surtout l'ainé avec lequel je suis davantâge, me sont
attachés, m'estiment et me respectent. Les Principes que
j'ai toujours professé à devant eux et la conformité
de ma conduite avec mces Principes, m'ont valu ces
avantâges. Ils savent Ce n'est pas à eux qu'on persuade=
roit que je suis un mauvais Citoyen, et je ne crois
pas que parmi tous ceux qui me conoissent ici il y en ait
un seul qui m'en ait jamais soupçonné. Chose rare, je
suis aimé de la nation, et je sçais de bonne part que
1 mot biffure que ceux de ses membres qui me conoissent et estiment
sçais qu'on estime les peines que je me donne. Vivant modestement, je
ne heurte personne. Mon ambition ne nuit point à
celle d'autrui: je ne mendie ni faveurs, ni grâces,. pPrêt
à rendre aux places la mesure d'égards qui leur revient,
je réserve pour moi seul celle de l'estime que j'accorde à ceux
qui en sont revêtus, et ne suis ni arrogant, ni moqueur,
ni rampant: je connois ma place et come personne
ne pense à me disputer mes titres, je ne suis 1 mot biffure moins que
d'autres expôsé aux 1 mot biffure orâges. Que j'aurois de plaisir
mon bon ami, à vous avoir auprès de moi! combien
de choses à vous comuniquer! combien de textes pour
nos conversations! Vous aurez beaucoup à me raconter,
et moi de même, mais il faut pour cela que nous
nous trouvions libres l'un et l'autre.
Vous avez raison de me féliciter de n'avoir point d'en=
fans. Ce que dans toute autre circonstance j'aurois envi=
sagé <3r> come fort triste me paroit maintenant
très heureux. Non seulement il n'y a aucune appa=
rence pour le présent, mais je n'y crois pas même
pour l'avenir.
J'ai vu souvent Mlle votre Cousine et Mlle Maze=
let; maintenant que nous somes en Ville, il y
aura plus de difficulté; car ces Dames ne sont libres
que lorsque jenous suis somes retirés. Depuis que leurs appointemens
sont décidément fixés à 1500 R., j'espêre qu'elles pourront en
mettre anuellement 7 à 800 à part, ce qui à l'expiration du
terme de leur engâgement formera un Capital indépendant
de leur pension.
J'aurois beaucoup desiré procurer à Mr Bergier une place
selon ses desirs, mais on voyage si peu qu'il ne m'a pas été
possible de trouver encore ce qu'il falloit à ce brave home.
Mr Du Puget est encore en cherche. Mlle Fasnacht est
ici assez bien placée: c'est à Mlle votre Cousine qu'elle le doit.
Le Chambellan Narischkin fils du Grand Ecuyer home riche
m'a proposé de 1 mot biffure prié récement de lui procurer une Dame ou Dlle pour
ses filles. Si vous en connoissiez quelqu'une, je la proposerois
de manière à lui procurer quelques avantâges. Elle pourroit
compter au moins sur 500 R. annuellement, et on pour=
roit l'augmenter graduellement, ce qui en tout est préférâble
à des pensions. Recevez mon bon ami les Complimens de
ma feme, embrassez la vôtre en lui présentant mes homages,
donnés quelques baisers à vos deux aimables
enfans, en attendant que je puisse le faire et
continués à penser à votre véritâble ami
à votre fidèle ami et votre ami de coeur
et d'ame.
Del'Harpe.
Mes respects chez Mr votre oncle et à Mlle votre Soeur.
Des amitiés à Mayor et à Forel. Adieu portez
vous bien, tenez vous joyeux et content.
A Monsieur
Monsieur Monod Docteur ès Droits
Assesseur baillival
A Morges