Transcription

La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Tsarskoïe Selo, 06 juillet 1792

Tsarskoé-sélo, le 6e Juillet 1792

Mon cher amy, mon vrai, mon
bon ami! Autant je vous écrivois jadis avec facilité, autant que je le
fais maintenant avec peine depuis que nous ne somes plus les seuls à lire
ce que nous nous comuniquons par écrit. Quelle triste position pour
deux homes qui étoient accoutumés à n'avoir rien de caché l'un pour l'au=
tre! J'ai tremblé, je vous avouerai, que votre amitié connue pour
moi, ne vous 2 mots biffure expôsât à des désagrémens dans les conjonctures diffi=
ciles. Enfin vous êtes demeuré intact, et je respire. Mon cher
Monod, tout ce que je pourrois écrire ne vous donneroit qu'une foible
idée de tout ce que j'ai senti et sens pour vous: votre Coeur vous l'a dit sans doute, car 1 mot biffure
il m'eut été impossible de vous en assurer alors par d'autres voyes. Mlle votre Cousine s'est
chargée durant ces tems critiques de me lire tout ce qui concernoit vous et les vôtres, et sans
que vous vous en soyez douté, j'ai passé bien des heures auprès de vôtre feu occupé à
jaser, jouïssant de votre bonheur et vous parlant du mien, mais je suis fâché de que
vos réparations venant à changer l'arrangement intérieur de votre maison, ne me permet=
tent plus de voir dès ici Votre Cabinet, on s'attache aux lieux où le Coeur a été vivemement
et fréquément ému, et je ne vous cache pas que sous ce point de vue je préférois l'ancienne
distribution de vôtre demeure, mais pour vous qui l'habités, je trouve que vous avez fort
raison de l'améliorer, et vos raisonnemens me paroissent concluans; ainsi laissez
jâser les Jaseurs, le Pecus ovile. Votre félicité domestique et l'amour que vous portés
aux Lettres, vous dédomageront de tout le reste: ce sont là deux sources de jouïssances inaltérables
que personne ne peut vous ravir. Prudent come vous l'êtes, vous n'avez pas besoin
que je vous recomande de ce que les Circonstances éxigent et je suis charmé que vous
ne m'ayez envoyé aucuns détails sur le Passé: n'en parlons plus à l'avenir: j'ai
sçu exactement tout ce qui a eu lieu, et ne desire point d'en savoir davantage;
ma Curiosité est satisfaite, et s'il me restoit quelque voeu à émettre, ce seroit celui
d'oublier que les Evênemens passés sont effectivement arrivés. Depuis plus d'un an
et demi j'ai cessé de me la m'occuper de ces objets désagréables et il y a près de
deux années que j'ai prédit ici ce qui 1 mot biffure les Résultats que vous avez éprouvés,
non que j'aye plus de perspicacité que d'autres, mais parceque le théâtre sur
lequel j'ai vécu ou vis encore, m'a procuré une connoissance des homes et des
affaires que je n'aurois peut être pas acquise en demeurant chez moi. Les mar=
ches opposées étant une fois bien connues il n'étoit pas difficile de prévoir l'issue,
et c'est à la lettre que ma destinée à été celle de la troyenne Créüse. 3 mots biffure je

Que de choses à nous dire lorsque nous nous reverrons: 2 mots biffure Préparés vos oreilles d'avance,
car vous entendrés sinon des choses merveilleuses, dumoins des choses très singulières.

J'ai reçu vos Lettres des Septembre 2 mots biffure mois de Septembre et d'octobre, ainsi que
celles du 2e et 12e Avril, qui m'ont fait un vrai plaisir. Que je vous félicite
d'avoir un fils qui promet autant que le vôtre, à en juger par son écriture
parceque vous m'avez marqués et parceque Mlle votre Cousine m'en a dit!
Puisse t-il ressembler à son Père! Ce voeu est le seul que je fasse, par=
ce qu'il comprend tous les autres. Il n'est pas probable que je jouïsse ja=
mais d'un bonheur pareil, et ce qui me cause une vraye peine, c'est
que ma feme 3 mots biffure ne se rétablit pas encore de la triste expérience
qu'elle a faitte au Printems de l'imprudence d'un Médecin qui la mit
à deux doigts de la mort par une Potion administrée si à contretems qu'elle
eut 50 Evacuations par le haut, 50 Evacuations par le bas et autant d'Evanouïsse=
mens consécutifs. Depuis ce moment elle n'est jamais 8 jours parfaitement
bien, mais c'est un ange de douceur, et rien ne manqueroit à ma
<1v> félicité si elle étoit en parfaitte santé. Ma Situation
est aussi bonne que possible, mais que de patience encore
avant que d'être au terme de mes espérances. Il est
difficile que ce soit avant 3 ans: peut être même
ne sera ce qu'après. Si je suis Je ne compte
pas sur un traitement brillant, mais j'en obtien=
drai un qui suffira je l'espère pleinement à mes besoins
et ce n'est qu'alors que je pourrai former des
projets sur le Lieu de ma retraitte. Ce qu'il est
a dêja bien sur, c'est que le Pays de Vaud ne seroit
jamais ce Lieu, lors même qu'après tout ce
qui est arrivé, je pourrois y trouver paix
et Sûreté. Mes desirs pécuniaîres sont bornés,
et il éxistoit une fois une heureuse terre, où
sous un beau Ciel, on pourroit à peu de
fraix goûter les douceurs de la vie: si elle
reparoissoit un jour, qui sçait si la tenta=
tion de m'y fixer ne deviendroit pas insur=
montable?

Mon frère n'a fait que des Sottises durant
son séjour en Angleterre. Croiriés vous par éxem=
ple qu'il ait dépensé 506 £ sterlings? cCe jeune
home n'est qu'un Egoïste qui 1 mot biffure nous met au rang de
ses Débiteurs. J'ai payé sur cette some 2102 £. Quant
aux 406 £ [sic] restantes je propose à mon Père
1° d'en payer conjointement avec lui 206, à condition
que ce rembours pourra se f s'éxécuter partielle=
ment et de manière à me convenir. Je veux bien encore
me priver de quelques comodités pour payer cses Sottises,
non pour mon frère qui certainement ne le mérite pas,
mais pour mes Parens seuls.

2° Je conseille à mon Père de déclarer à De Morzier que
mon frère, qu'il doit se charger d'acquiter seul les 200 £
restantes, tant Capital qu'Intérêts, en conséquence de quoi
il devra châque année payer 20 à 30 £ st en défalcation.
Mais comme De Morzier a été dans la bonne foi, au cas que
mon frère vint à mourir insolvable, mon Père et moi
<2r> 1 mot biffure devrions nous engâger à acquiter ce qu'il resteroit
encore devoir sur ces 206 £. Deux choses sont Cet engagement
de sureté en faveur de De Morzier
, devroit par contre être entière=
ment ignoré de mon frère, et De Morsier devroit à son tour s'en=
gâger à éxiger de lui le payement annuell jusqu'à extinction
du total de la Dette. Vous trouverés Il me semble que
par ces voyes De Morzier seroit en parfaite Sureté, 3 mots biffure
en même tems que mon Frère sentiroit une fois la néces=
sité de conformer sa Dépense à son Revenu. Ce qui est
certain, c'est que cette affaire rêglée, je ne me mêle plus
de ce qui le concerne; dût-il se faire emprisonner
pour dettes je ne lui ne serai pas assez insensé pour
prendre des engagemens, l'Egoïsme poussé à cet
extrême étant à mes yeux de tous les vices le plus haïssâble.
Si vous pouviez aider mon Père à arranger tout
cela avec De Morzier, vous me feriez un vrai
plaisir, je l'ai prévenu que je vous en prierois, et
je sçais que si vous le pouvez il ne tiendra pas à vous.
Du reste, il n'y a pas là de quoi criailler. Je leur
déconseille même de faire à ce jeune home de trop vifs
reproches. Il suffit qu'ils lui anoncent d'une maniè=
re irrévocable 1) que si nous nous chargeons d'une partie de
la Dette, c'est pour la dernière fois, 2) qu'il doit payer
l'autre partie seul en vivant économiquement, puisqu'ile
pouvoiant vivre très bien avec 80 et 100 £ st par an, il a dépensé
ces 200 £ de trop. Je ne lui ai pas écrit, parceque
je n'aurois pu lui adresser que des reproches. ce qu'il
3 mots biffure dans une Lettre dont le style
plein d'affectation
J'ai daïlleurs sur le coeur une
Lettre qu'il m'a écritte au sujet de mon mariâge, Lettre
tellement ridicule par le ton affecté qu'il y garde,
que j'ai du en conclure qu'il 1 mot biffure croyoit m'en
impôser en faisant le bon Apôtre.

Mlle votre Cousine a eu fréquement des accès de mal du
Pays qui passent cependant, mais vous ne feriez pas
mal de lui adresser des exhortations pour qu'elle ne
l'empêcher de voir un Paradis là où il n'y en a plus. Elles
sont toutes deux considérées, estimées et aimées, on en est
très content et leur traitement vient d'être fixé irrévocâ=
blement <2v>  à 1500 R; dont les 2 premières années 1 mot biffure leur ont été
payées ces jours ci. Avec un peu d'ordre, chacune peut épargner
6 ou 700 Roubles par an, ce qui joint à une pension au bout
et à quelques présens, leur procurera une honorable
indépendance; or tout cela ne peut être acheté sans désa=
grémens et sans gêne. Nous Nous les voyons prèsque tous
les jours et vous pouvez croire que vous êtes souvent
l'objet de nos Conversations. Dites tout cela à leurs
Parens, en particulier aux vôtres, et assurez les que
leurs enfans 3 mots biffure occupent digne=
ment des places briguées et enviées, et sont dans une
très belle passe. Mr Du Puget n'a pas été fort
heureux: je cherche à le placer, peut être y réussirai-=
je. Ce Dela Fléchere nous a fait honte à tous; en=
fin il a été expédié hors des frontières. Vallon toujours
plus insolent, plus extravagant et plus fou a du être
embarqué ces jours, et grâces au Ciel nous
en serons à jamais quites.

Quand vous écrirez à Mr votre Cousin; faites
moi ce plaisir de le féliciter sur son mariâge.
Ma feme et moi acceptons avec joye l'augure
d'une Réunion de familles, Elle vous aime
dêjà beaucoup et come elle ressemble à Me
votre Epouse tant par la figure que par
le Caractêre, je ne doute nullement que
les femes des deux amis ne s'aiment aussi
à leur éxemple. Qu'il est fâcheux que nous
soyons si éloignés! Je suis persuadé sans cela
que vous viendriez nous voir, et je pourrois
maintenant vous loger vous et les vôtres sans
le moindre inconvénient. Pourquoi cela n'est-il
donc pas possible? Vous auriez du plaisir à
faire la connoissance d'un Hyver de Russie; car
c'est réellement pour un Etranger la Saison qui
lui fournit le plus de faits curieux à observer.
Nous parlions de tout ceci il y a bien peu
de jours avec Mlle votre Cousine, et 1 mot biffure
<3r> vous auriez été touchés de la vivacité qu'elle y mit
dans cette Conversation; mais 600 lieues à faire vers le
Nord! ah! je sens trop que je rêve en vous en entrete=
nant.

Peut être que dans une année Mr le Docteur Gouken=
berguer Médecin très habile que j'ai beaucoup connu
ici; vous fera demander en passant. C'est un galant
home, instruit, et d'un bon comerce. Il a séjourné
6 ans tant ici qu'en Tauride et n'a du quiteré qu'à
cause du climat. Si le fameux Pallas passe en
Suisse à son dans le voyage qu'il compte entreprendre, je
vous l'adresserai: je le connois beaucoup et vous serez
surement curieux de converser avec le Buffon du Nord,
avec un home qui a parcouru toute la Sibérie et
donné sur cet imense Pays ainsi que sur la Mongolie,
les premieres notions justes qu'on ait eues. Peut être
aussi que 3-4 mots biffure Mr Arndt grande Conois=
sance de Saugy et de moi, home de lettres d'un caractère
infiniment respectable, ira séjourner en Suisse pour
rétablir sa Santé. Come c'est l'un des Mortels les plus
dignes de votre Connoissance, je vous prie de noter son
nom, parceque je lui remettrai votre adresse. 1 mot biffure Vous
home de connoissance également lui êtes deja connu dès longtems
et sa Conversation vous intéressera infiniment, 1 mot biffure vû qu'il
a beaucoup lu, et surtout beaucoup vû. Je voudrois
qu'il séjournât quelquetems à Morges: vous m'en remercie=
riez si je parvenois à l'y déterminer.

Le Marin est ici et j'ai votre lettre, mais j'ai tant de Sujets de plainte contre
lui, il m'a manqué si essentiellement que je l'ai fait prévenuir
de ne pas se donner la peine de me chercher.  Il est des Cas
ou une prudence outrée et 1 mot biffure la foiblesse équivalent à une trahi=
son dans les formes. Personne ne sçait mieux que lui tout ce
qu'il me doit. Lorsqu'il m'a cru perdu, il a tourné le dos
aux miens; il verra maintenant que je suis sur
pied et sur un bon pied
, c'est la seule vengance que je lui
destine. Cart m'a écrit pr savoir si je pourrois le placer ici, la chose étant impos=
sible je lui ai répondu négativement. Sa Lettre étoit très intéressante.

Mon ouvrage sur le droit naturel n'est pas achevé, grâ=
ces aux affaires survenues à la traverse, mais je ne l'ai
pas abandonné, et je le poursuivrai d'après les mêmes
principes. Adieu mon cher ami, mon vrai ami
je vous embrasse de tout mon coeur et ma feme fait
de même. Mille et mille choses à la vôtre, Parlés à vos
Enfans de votre ami, présentés mes obéïssances à Mlle
votre Soeur et chez Mr votre Oncle. Des amitiés à De Lully,
et à Forel.

Del'Harpe. Et si fractus illabatur
orbis impavidum ferient ruinae

Votre ancien antagoniste et le mien vient de m'écrire une Lettre fort bien ditte par laquelle il me prie de lui mander s'il ne pourroit pas être employé ici. Je lui répons aujourdui pour lui témoigner mon regret que la chose soit impossible.


Enveloppe

A Monsieur
Monsieur Monod Docteur
ès Droits Assesseur baillival
à Morges Canton de Berne
En Suisse 


Etendue
intégrale
Citer comme
La Harpe, Frédéric-César de, Lettre à Henri Monod, Tsarskoïe Selo, 06 juillet 1792, cote  BCUL IS 1918/H33, 136. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1117/, version du 18.05.2019.
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