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Lettre à Henri Polier [fragment], [Saint-Pétersbourg], [28 septembre 1784]
Je m'occupe beaucoup dans ce moment, à faire
des Extraits rélatifs à la Géographie et à l'Histoire:
la derniére surtout me prend beaucoup de tems
mais je travaïlle avec constançe et avec Courage
et j'éspére d'arriver au but. jusqu'à la fin de la ligne biffure
après çes Extraits, il faudra en faire de Philoso=
phie, puis de Droit naturel, et puis de la
Sçiençe des Loix: tout çelà come vous voiés ne
me laisse pas beaucoup d'heures vacantes. Je
n'ai pas encore eû le tems de voir mes Connois=
sançes de la ville. Je serai forcé de m'abstenir (sauf
quelques fois) des Assemblées du gd monde, ou je me suis
toujours ennuyé, parçe que je n'y trouvois pas à causer
de Suitte suivant mon Gout. Le Cercle de mes Con=
noissançes sera en général très rétréci, et celà afin
d'en mieux jouïr. Je serai bien aisé de me délasser
en petite cotterie, et d'y repandre mon humeur libre.
Je vois beaucoup Saugi, Mr Epinus et quelques autres
personnes de mérite.
Quant aux femes, mon bon ami! le
començement de ma Lettre vous aurra fait comprendre
à quoi j'en suis . J'en vois peu, et je n'en ai presque
point vû çet Eté. Çelles d'içi ne sont pas faittes selon
mon Coeur, ou mon Coeur n'est pas fait selon elles,
où mon coeur est empêché. Sans m'en douter, j'ai
pris dabord du Gout pour une Dlle aimâble et jolie que j'ai
vuë souvent dès les premiers tems de mon arrivée; insen=
siblement çe Gout est devenû plus vif, et lorsque je
m'en suis apperçû il étoit déja trop tard. De son côté
elle m'a voullû du bien, 2 mots biffure mais come je
n'ai rien demandé audelà, j'ignôre si elle me l'eût
accordé. Dès que j'ai fait cette Découverte, j'ai travaïllé
à 1 mot biffure vaincre 3-4 mots biffure, j'ai fuï, j'ai
tout tenté, et je croyois quelques fois avoir réüssi
lorsque mon Imagination éxhaltée, ma Sensibilité
outrée, la Solitude, l'Ennui du gd monde, et le hasard
me replongeoient dans le même Etat qu'auparavant
<1v> d'autant plus à plaindre qu'evitant toutes les occasions
de la voir seule, et m'étant déterminé à revenir sur mes
pas, il 2 mots biffure j'avois tout à la fois le Plaisir inex=
primâble, et le 1 mot biffure Chagrin plus affreux de me
trouver en même lieu avec elle, sans pouvoir, et sans
voulloir lui parler de mes Sentimens. Enfin çette
horrible passion à travaïllé dans mon Coeur pendant mon
Séjour de la Campagne, au point que j'ai souvent les
momens les plus cruëls. Pour surcroit de çhagrin, j'ai
des Soupçons qu'elle à aimé, ou aime un home, qui ne lui
rend pas la pareïlle, 1 mot biffure qu'elle absurdité dans mes Idées!
Je désirerois tout ala fois, de l'aimer et de ne pas l'aimer; d'en
être aimé, de l'ignorer, et de le savoir; de la voir par
un mariâge détruire tout à coup mes Espérances &c...!
Si vous me demandés pourquoi je ne veux pas avancer, je
vous dirai, que je crois mon bonheur et le sien incompatibles
parce que nos Caractéres ne se ressemblent peutêtre qu'au=
dehors, qu'elle à de la fortune, et une très haute naissance,
et que je ne voudrois jamais être l'Esclave de ma feme; où
çelui de son argent, qu'elle n'est point accoutumée à la vie
2 mots biffure qu'on mène chez nous, quoique dans çe moment
elle vive fort retirée, &c. En un mot, je ne crois point
qu'elle puisse me convenir, et cette persuasion où j'ai
été dès le començement, ne me permet pas de faire un
pas en avant, et j'aime mieux souffrir en Silence pendant
quelquetems encore, que de jouër sa félicité et la miene,
ou m'exposer peutêtre à un refus qui me piqueroit beau=
coup. Voilà mon bon ami l'Etat de mon Coeur; il est
foible, j'en conviens sans en rougir parce que c'est de son
honêteté qu'il tire çe défaut, mais mon ame je l'es=
pêre n'est pas de la même trempe, et je sçaurrai me
sauver encore une 2de fois. j'ai toujours trouvé et je
trouve encore un grand soulagement dans l'occupa=
tion, mais çe sont les momens de vuide que je redoute,
çe sont ces momens où rien ne dépaïse mon Coeur qui
me sont pénibles. il est triste n'est-il pas vrai d'ai=
mer 2 fois en vain. jusqu'à la fin de la ligne biffure
1-2 mots biffure
Je ne suis pas logé à la Cour mon cher ami (et toutçeçi
entre nous, n'en ayant point fait part à mes Parens
<2r> et ne l'aïant écrit qu'à Monod) contre mes Espérançes et même
contre ce qu'on m'avoit assuré lorsque je m'engageai.
Pensés donc mon bon ami! qu'avec 1500 Roubles (à
peine 6000 £ de france) je dois louer un Logement
qui devant être près de la Cour, me coûte par an 250
Roubles: outre çelà il me faut environ 40 à 50 Roubles
de bois, des Bougies pr méclairer, un Equipâge à 2
Chevaux pendant 7 mois, à 25 Roubles par mois (le
Carosse m'appartenant) un Valet de chambre ou home
de Confiançe qui me coùte environ 180 roubles par
an et un Laquais qui m'en coute au delà de 130.
De plus je dois (lorsque je ne suis pas de Serviçe: çestadire
tous les 2 Jours lorsque je ne suis pas invité, ou que çelà
ne me convient pas) diner chez moi, y déjeuner çhâque
Jour &c. Comptés ensuitte toutes çes menuës dépenses
de ménage, puis le Blanchissâge, puis mes habits
dont le Gallon, quoiqu'avec l'uniforme, me coûte &c.
La plus grande partie de cette Dépanse, telle que le
Logement, 1 mot biffure Equipâge, Serviçe, Diné, Déjeu=
né &c. m'aurroit été évitée en demeurant à la Cour
et je m'étois engagé sur çe pied, mais j'étois neuf
içi, et je pris tout celà pour bon argent, d'autant
mieux que m'ayant païé d'avance la 1ère année, je
crûs avoir une Arme pour l'Exécution du reste.
j'ai vécû dans cette Opinion jusques il y à quelques
mois, et vous pouvés juger de mon Déplaisir lorsque
j'ai vû qu'il n'en étoit rien. de tout celà 1 mot biffure
je ne l'ai pas caché, mais come je n'avois aucun Titre
écrit, je me suis bien imaginé qu'on n'ajouteroit pas
foi à mon dire, et je n'ai pas voullû m'exposer à l'affront
de nêtre pas crû, en insistant. 2 mots biffure Je rougis
il est vrai de demander, mais je n'aurrai qu'une
seule fois à rougir. Aussitôt que j'aurrai vû clairement
par mes Comptes, qu'il m'est impossible de vivre avec
mes 1500 Roubles sans faire des Dettes, mon parti est
<2v> pris, je ne m'expôserai point à en contracter des Dettes qui et à perdre pour jamais ma Liberté. Travaïl=
me ferroient
lant avec Courâge et avec Succès, j'ai Droit à une
vie aisée, puisque je gâgne au moins ma vie come
un Journalier gâgne la sienne, j'expôserai çelà,
je donnerai une notte de ma Dépense, je dirai çe qu'on
m'avoit promis, et je demanderai qu'une fois pour
toute on me mette à l'abri. J'ôse croire, surtout
actuëllement qu'on me connoit, que je serai estimé
valloir plus de 1500 R., mais s'il n'en étoit rien
mon parti seroit encore pris mon bon ami, je n'attendrai
pas d'avoir des Dettes, et quoi qu'il m'en coutât affreu=
sement pour revenir sur mes pas, et que je fusse pris
à 1 mot biffure supporter une multitude de choses 2 mots biffure plutôt que de
1 mot biffure me laisser détourner de mon But, vous sentés
mon bon ami à quoi la Néçessité pourrait m'engager:
ne trouverois je donc nulle part dans le monde à
gâgner un peu au delà de mon néçessaire? Il faudroit
avoir bien peu de mérite assurément pour être réduit
3-4 mots biffure aussi bas. Vous pouvés croire mon bon
ami! que malgré mon Désintéressement et mon
Indifférençe pour les Richesses, j'ai réellement sujet
de m'inquiéter: je ne desire pas l'or, mais je desire
avoir de quoi vivre en travaïllant; or ce qu'on me
donne est insuffisant, et dès là je m'apprêterois
des chaines si je tardois à m'éxpliquer. Au reste
mon bon ami! que cela reste entre Monod et vous,
et que surtoutes choses vous n'en laissiés rien soupçon=
ner à mes parens (et à ame qui vive): je les connois assez pour être
persuadé qu'ils seroient dans des peines mortelles que
je ne me consolerois jamais de leur avoir causées,
d'autant plus surtout qu'elles pourroient être à pure
perte, et qu'à tous les autres égards, sauf çe seul et
unique, j'ai infiniment lieu d'être content, flatté,
et satisfait, et même fort audelà de mes Espérançes.