Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 10 octobre 1735

A Groningue ce 10 Octobre 1735.

Depuis vôtre dernière Lettre du 25 Mars, j’ai reçû, Monsieur, le
Sermon, & la Dissertation sur la Liberté, que vous m’avez fait la grace
de m’envoyer. J’ai lû ces deux pièces avec le même plaisir & la même
satisfaction, que tout ce que vous avez publié jusqu’ici. La matière de la
Liberté est si bien éclaircie dans vôtre Dissertation, qu’il seroit facile de s’accorder
sur un point si délicat, & de tout tems si controversé, en suivant de telles idées,
ni mens plerorumque laeva foret, & sans les préjugez que forment les Systêmes
& les Factions. J’attens avec beaucoup d’impatience la nouvelle Dissertation,
que vous promettez sur le fondemet des Loix Naturelles, & je me félicite beaucoup
de ce que vous témoignez être là-dessus dans les mêmes idées, que moi. Je
profiterai avec joie de la force que vous ajoûterez sans doute à nos principes
communs, & de la manière dont vous les développerez & les éclaircirez
selon le caractère qui vous est propre.

Je prends beaucoup de part à la continuation du mauvais état de vos affaires,
& je souhaitte que les espèrances que vous aviez d’y apporter quelque changement
en bien par la médiation de Mrs de Zurich & de Berne aient eû quelque
suite favorable; qui puisse avec le tems remettre les choses sur un bon pied;
car après la révolution arrivée, il n’est guères possible que l’on ramène si
tôt les esprits d’une Multitude, qui a agi avec tant de violence.

Voici les nouvelles litteraires, qui me viennent dans l’esprit. La suite des
Discours sur la Bible de feu Mr Saurin, a paru, en grand & en petit. Vous
savez sans doute que l’Auteur en est Mr Roques, Pasteur de Bâle. Mr de
Beausobre, le Fils, travaille sur le N. Testament; & le Père revoit son travail,
ce qui est sans doute fort nécessaire. Le Père même a composé le Discours Préli=
minaire, qui doit être mis bien tôt sous la presse. On vient de publier l’Apologie
d’Henri Etienne pour Hérodote
, avec des Notes de Mr Le Duchat. Cet Editeur est
mort, avant la fin de l’impression; & on mande qu’un autre Savant de Berlin, Mr
La Croze le suivra bien tôt apparemment, étant dans un état dont les Medecins
desespèrent. On débite une nouvelle Edition du Roman de la Rose, par l’Abbé
Lenglet, comme imprimé à Amsterdam: mais elle l’est, à ce qu’on croit, à Paris.
Je viens de recevoir la nouvelle Edition de l’Essai sur l’Entendement, à laquelle le
Traducteur a ajoûté quelques notes, où il critique son Auteur. Je ne sai si vous savez
que ce Traducteur, Mr Coste, s’est marié, à l’âge de 68 ans. Il est allé depuis
peu à Paris, avec sa Femme. L’Evêque de Winchester, le fameux Hoadley,
<1v> vient de publier un Livre, qui fait grand bruit, & contre lequel il paroît déjà quelques
Critiques. C’est un Examen de la nature du Sacrement de la Sainte Céne, où il y
a des pensées fort éloignées des sentimens communs, & des explications singulières de
quelques Passages. J’ai eû occasion de parcourir ce Livre, apporté ici d’Angleterre
par un Ministre Anglois, Gouverneur d’un Jeune Seigneur. Le D. Bentley se
dispose à donner enfin son Manilius, qu’il promet depuis vint ans. Ce Docteur
doit aussi accompagner d’une Préface, une nouvelle Edition de Cumberland, De
Legibus Naturæ
.  Cette Edition se fera sur un exemplaire, revû & augmenté par l’Au=
teur, & qui a été fourni par un Petit-Fils de Cumberland, Gendre de Mr Bentley.
Je ne sai ce que c’est que des Sermons d’un Laïque, qu’on a annoncez sur la
Gazette, & si l’Ouvrage est sérieux ou badin, Il a paru un I Tome de
Belii, Notitia Hungariæ novæ, promis depuis tant d’années, & retardé apparemment
par la lenteur des Souscriptions, qui pourroit bien aussi retarder la suite; car il y a
apparence que le nombre des Volumes sera grand. On vient de recevoir d’Angleterre un
II. volume du Xénophon, Grec & Latin, de Mr Hutchinson. J’ai la nouvelle Edition
du Thesaurus Linguæ Latinæ de Robert Etienne. Quelques additions & améliorations que
les 4 Editeurs y aient faites, ils auroient pû faire beaucoup plus, s’ils eussent
pris plus de tems pour ce travail, ou qu’ils en eussent été tous capables. Je ne
parle pas de quelques autres Livres, dont vous verrez en son tems des Extraits dans la
Bibl. Raisonnée.

La vente de la Bibliothèque de Mr Le Clerc n’a pas produit autant qu’on en
esperoit, & vû le grand nombre de commissions qui étoient venuës de toute l’Europe. On
m’a assûré, que les Héritiers n’en retireroient, tous frais faits, qu’environ Sept
mille florins. J’ai de la peine à croire, que tous les Livres marquez dans le Cata=
logue, fussent de lui. Je ne me souvient point, par exemple, d’avoir vû dans son
Cabinet l’Histoire Byzantine. Le Catalogue à part des Livres Anglois, me paroît
si rempli de fatras, que je ne saurois m’imaginer comment Mr Le Clerc auroit
voulu faire une telle aquisition; & d’ailleurs tous les bons Livres Anglois se trouvent
ailleurs, parmi ceux qui sont incontestablement de lui. Il peut se faire, que quelque
Libraire a profité de l’occasion pour vendre des Livres, qu’il croioit faire passer à
la faveur du nom de Mr Le Clerc. Le bon homme est toûjours dans le même
état. Par quelque réminiscence confuse de ses anciennes occupations, il s’est mis
depuis quelque tems à barbouiller du papier, qu’il donne le soir à une Servante, en
faisant entendre de l’apporter à l’Imprimeur.

Nôtre Ami Mr de la Motte a toûjours la vuë en mauvais état.
Il l’avoit presque perduë. Il recouvra l’usage d’un œil, & comme le fameux
Taylor, Opérateur, étoit encore à Amsterdam, les Amis de Mr de la Motte le
<2r> presséront tant, que, malgré lui, il se fit faire l’opération à l’autre œil: mais elle
réussit mal, & il en fut plus incommodé. Je crois qu’il sera obligé de quitter entié=
rement la correction des Epreuves, & il y a long tems que je l’y exhorte, quoi que
le Public y perde assûrément beaucoup. Il s’est associé jusqu’au mois de Mai pro=
chain un Prosélyte: je souhaitte qu’il ne se trouve pas mal de cette asso=
ciation. Les gens de cette sorte ne vallent guéres pour la plûpart, & on n’en a
que trop d’exemples. Cela Mr des Maizeaux, dont la santé est fort dérangée depuis
quelques années, est dangereusement malade. Il s’étoit aussi marié, comme Mr Coste,
dans un âge assez avancé.

Le Synode s’est tenu à Amsterdam, assez paisiblement, malgré la rancune qui
subsiste toûjours entre les deux Partis, Sauriniens & Anti-Sauriniens, dont le
prémier a pris le dessus. Mais il est fort à craindre, que, dans le prémier Synode
de l’année prochaine, les divisions ne se renouvellent avec chaleur. Mr de la
Chapelle vient d’y fournir occasion fort imprudemment, & d’une manière qui
montre, qu’il a beaucoup de ressentiment du tort qu’il croit qu’on lui fait.
Vous savez, qu’il donna, il y a quelques années, une Traduction du I. Tome du
Tatler. Il a continué, & en traduisant le II. Tome, il s’est avisé d’y joindre à la
fin de sa façon, mais comme de l’Auteur même, un Article, où, sous de titres
& de noms feints, il fait manifestement l’histoire de ses démêlez avec feu Mr
Saurin, & des suites qu’ils ont eû. Ce II. Tome aiant été déjà exposé en vente, on
ne manqua pas de s’appercevoir de la tricherie. Les Amis de Mr de la
Chapelle, dont plusieurs, à ce qu’on dit, ont été par là aliénez de lui, lui représentèrent
le tout qu’il se faisoit, & l’obligèrent à reparer le mal, autant qu’il seroit possible.
Il courut à Amsterdam, & engagea, non sans peine, le Libraire à suspendre
le débit, & retrancher les feuilles de Discoursl’Article ajoûté, pour y en substituer un
autre véritablement traduit. Il a fallu, comme vous jugez bien, paier tous les
frais: mais cela ne suffira pas pour le mettre à couvert de l’orage, parce
qu’il y avoit plusieurs exemplaires débitez sans le retranchement. Ceux qui en
ont, les mettent à fort haut prix; & ceux qui n’en ont point eû, cherchent quelcun,
qui leur en prête, pour copier au plus vîte le Discoursl’Article supprimé. J’ai trouvé
moien d’en avoir une Copie: & assûrément on ne peut méconnoître les personnes que
1 mot biffurel’Auteur dépeint. De plus, 4-5 mots biffure Ce qu’il y a de plus fâcheux
pour lui, c’est qu’il n’attaque pas seulement des Particuliers, ou les Dames de la
Société de La Haye, ou la Multitude qui ne vient point à ses Sermons, mais
encore des principaux de l’Etat, commesutout Mr d’Opdam, & Mr de Singendonk.
Mr Saurin, dont il fait un portrait, auquel on le reconnoît d’abord, est
représenté sous l’image d’un Perroquet; auquel un Curé de Village, (c’est-à-dire,
lui Mr de la Chapelle) a donné sur les pattes, d’un coup de craion:
(c’est-à-dire, dans les fameux Articles de la Bibliothèque Raisonnée:
<2v> attentat, dont le Seigneur du Village, c’est-à-dire, Mr d’Opdam, a été si fort
irrité, qu’il a juré, & tous les Parroissiens, à son exemple, de ne plus aller entendre
son Curé, & d’aller plûtôt à deux ou trois lieuës, comme vous diriez à Vorburg,
entendre de chetifs Prédicateurs. Le fait est de notoriété publique, que, quand
Mr de la Chapelle prêche, il prêche presque au désert. Mais ce n’est pas le moien
de ramener les gens à ses Prédications, que de paroître en être si fort piqué.
Le reproche seroit bon dans la bouche de quelque autre, qui n’y auroit pas autant
d’intétêt, que lui. Il y a, dans le Discoursl’Article supprimé, un personnage designé par son véritable
nom, quoi qu’on le place en Angleterre, c’est Mlle Martin, Fille du feu Ministre d’U-=
trecht
; & c’est à son occasion que Mr de la Chapelle maltraite Mr de
Singendonk: car il représente ce Seigneur, comme se laissant mener par le
nez à cette Demoiselle, qui gouverne tout non seulement dans sa Maison, mais
encore est son Conseiller, & pour la Théologie, & pour la Politique, & pour les
affaires d’Etat: tant ce Membre du Parlement est, dit-il, fait à la foi
implicite; il ne voit plus que par les yeux de cette Dame &c
. Des personnes
puissantes, si cruellement traitées, demeureront-elles insensibles? Le tems nous
apprendra tout? Les esprits sont si irritez, qu’il y a des gens qui comptent,
que Mr de la Chap. sera heureux, s’il en est quitte par la déposition.

Il y a eû, dans la Bibliothèque Françoise, divers Articles pour & contre Mr
Matty, à l’occasion d’un Livre de Mr Boullier, Min. d’Amsterdam, que je n’ai point
vû, dans lequel il a voulu réfuter le Système du prémier. Ce Mr Boullier n’a
pû encore obtenir de Mrs Wetstein & Smith une place dans la Bibliothèque
Raisonnée
, pour une Pièce sur ce sujet, qu’il 2 mots biffure y voudroit faire inserer
comme la dernière. Ces Libraires ont de la répugnance à faire leur Journal
un Théatre de cette dispute, de part ou d’autre; & ils n’ont pas tant de tort. Il
vaudroit toûjours mieux qu’on ne disputât jamais sur ces sortes de matières, depuis
après tant de tems qu’on la fait inutilement, & en produisent plus de mal, que de
bien.

Je vous écris un peu à la hâte, aiant voulu profiter d’une occasion de personnes
qui vont à Lausanne, & qui ne seront pas long tems en chemin. Je compte que vous
êtes Grand-Père à l’heure qu’il est, & je souhaitte que ce soit à vôtre satisfaction.
Je voudrois bien apprendre, que vôtre santé fût meilleure, que vous ne me disiez qu’elle
l’étoit. C’est du moins une consolation pour vous, de voir en bon état toute vôtre
Famille. J’assûre de mes respects Madame Turrettin; ma Fille vous assûre l’un
& l’autre des siens. Je saluë Mr vôtre Fils, & Mr Vernet. Tout se porte bien
chez moi, graces à Dieu, & ma santé est assez bonne. Ju suis toûjours, Monsieur,
avec un sincère attachement & une vénération particulière

Vôtre très-humble & très-=
obéïssant serviteur

Barbeyrac

Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 10 octobre 1735, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 288-289. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1022/, version du 10.02.2024.
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