Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 21 février 1733

A Groningue ce 21 Fevrier 1733

Vôtre Lettre, Monsieur, du 25 Janvier, m’été apportée par Mr Barrillot, qui
revint ici d’Amsterdam Lundi passé. Il m’a appris aussi, que Mr vôtre Fils, &
Mr Vernet, partirent de Londres le 26. du même mois. Les voilà donc à
Paris, où ils trouveront encore plus d’agrément, que dans les autres païs où ils
ont été. Je souhaitte que vous les revoïez en bonne santé. Cette absence vous doit
paroître longue, quelque courte qu’elle soit, par rapport au dessein de voir le monde.

En écrivant à Mr Vernet, je lui dis, au sujet de Livre de Mr Crousaz, à
peu près la même chose que ce que vous me témoignez en penser. l’Extrait, que j’ai fait
de cet Ouvrage, est déjà imprimée. Mr de la Motte, qui corrige les Epreuves du Journal,
trouve que cet Extrait fait honneur à l’Auteur, sans qu’on puisse dire qu’il est
flatteur, & qu’il donne une juste idée de l’Ouvrage
. Je ne sais n’ai fait qu’indiquer en
gros les matières de la II. & la III. Partie, me reservant de parler de celles-ci une
autre fois plus en détail. Mais je laisserai passer quelque tems, afin que cela serve à
rafraichir la mémoire de ce Livre, & à faire par là prendre envie aux Lecteurs du
Journal, d’acheter le Livre même.

Pour ce que vous souhaitteriez, Monsieur, que je donnasse un Journal entièrement de
moi, vous me faites trop d’honneur de me croire capable d’un tel projet, quand j’en
aurois le loisir. Autre chose est de faire quelques Extraits, quand on veut, & des Livres qu’on
veut, & autre chose de faire seul un Journal, où il faut parler un peu de tout, & fournir à point nommé des
plus habiles Auteurs, qui ont entrepris le dernier, ont souvent fait voir, par la manière
dont ils s’en tiroient, qu’une seule personne ne peut guéres réussir parfaitement
dans un tel dessein, & que cela demande diverses mains. Pour moi, qui suis bien
éloigné de me mettre en parallèle avec de tels Ecrivains, je refusai, sans balancer un
moment, la proposition que me firent les Libraires en 1718 aussi tôt après la mort de
Mr Bernard, de continuer sa République des Lettres; quoi qu’on ne demandât que six
feuilles tous les deux mois du caractère & de la forme dont vous savez qu’étoit ce Journal,
& quoi qu’on m’offrît d’assez bonnes conditions.

Je ne croiois pas, que ce que vous avez appris au sujet de nôtre Mr Driessen, fût parvenu
jusqu’à Genève. Il y a quelque chose de vrai, & quelque chose de faux. Il est vrai, que,
pendant une année, son cerveau a été fort dérangé; & je crains fort, que cela n’y
aît laissé de fâcheuses impressions, malgré l’état apparent d’esprit sain, qui lui permet de
faire ses fonctions, & d’écrire des Livres, dont la composition ne peut qu’échauffer un sang
encore en mouvement. Il fut pendant près d’un an dans des accès de mélancolie. On le
mena à Utrecht: il voulut quelque tems après revenir ici, & comme sa femme, & autres, s’y
opposoient, il s’évada un jour, & vint ici en robbe de chambre. Depuis qu’il fut
rétabli, entr’autres Pièces qu’il mit au jour, il en publia une, dans la Préface de
laquelle il se vanta d’avoir eû quelque révélation, qui l’assûroit de son Salut, après
avoir eû une espèce d’écharde, comme S.t Paul, & s’être trouvé dans un état desesperé.
<1v> Je me souviens, que, dans ce tems-là, un de ses Collègues de Faculté m’apprit qu’il lui disoit
un jour, qu’il ne sentoit aucun amour pour Dieu, ne micam quidem aut scintillam amorit
Dei
; ce sont les termes dont se servoit ce Collègue; car je suis obligé de parler Latin avec la
plûpart de ces Messieurs. Au reste, à l’heure qu’il est, Mr Driessen doit être bien intrigué
car un de ceux qu’il a attaquez, Mr Cremer, Professeur en Théologie à Harderwik,
vient de lui répondre vigoureurement. Il commence par lui souhaitter mensem sanam in
corpore sano
. Et ensuite il lui dit: pace tuâ, Magnifice Rector (car Mr Driessen est
actuellement Recteur) dubia aliqua proponam adversis Vindicias tuas &c. Je n’ai fait que
jetter les yeux sur cette pièce: car je suis indigné de toutes ces Disputes, qui montrent que
nos Théologiens laissent l’essentiel de la Religion, pour s’enfoncer dans leurs spéculations
Métaphysiques, où je n’entens rien. Nous avons quatre Professeurs en Théologie dans nôtre
Université, & en tout cela οὐδὲν ὑγιές. Je ne crois pas, que dans tout le Protestantisme,
il y aît de païs, où la Théologie & les affaires Ecclesiastiques aillent plus mal, que
dans ces Provinces.

Vous pourrez vous instruire maintenant de la nature & des ravages des Vers
sur quoi on a tant débité de faussetez dans les Gazettes. Il paroît un Livre intitulé:
Recherches intéressantes sur l’origine, la formation, le developpement, la structure, &c des di=
verses espèces de Vers à tuyau, qui infestent les Vaisseaux, les digues &c. de quelques-unes des
Provinces-Unies. Avec les Procès verbaux, qui ont été dressez sur les lieux, par les Inspecteurs des
Digues
&c. par Mr Massuet, Docteur en Medecine. On estime ce Docteur. Il est
l’Auteur de la Dissertation sur la Colique, dont la 3. & dernière partie a paru dans les
mois d’Oct. Nov. Decemb. de la Bibliothèque Raisonnée. Rousset de la Haïe a aussi
publié là-dessus une brochure, mais qui ne vaut pas grand chose, non plus que tout ce
qu’il a publié d’ailleurs. Je ne sâche d’ailleurs rien de nouveau, qui aît paru depuis ma dernière
Lettre, que les Tomes IV. & V. des Ouvrages de Politique de l’Abbé de S.t Pierre;
le IV. Tome de l'Histoire de Rollin; & une nouvelle Edition du Traité de l'Education,
par Mr Locke, de la Traduction de Mr Coste. J’aurai soin de vous faire envoier
mon Pufendorf, dès que la nouvelle Edition paroîtra. On peut présentement y compter. Il
ne reste plus à imprimer, que cinq ou six feuilles du corps de l’Ouvrage, & les Tables,
Avertissement &c.

Je reçus, il y a quelque tems, une Lettre de Mr Elliot, & je lui ai répondu. Je suis ravi
d’apprendre que vous étes content de lui, & je vous prie de lui continuer vôtre bienveillance.
Je l’exhorte à s’en rendre digne de plus en plus.

J’assûre de mes respects Madame Turrettin, & suis toûjours avec mes sentimens
ordinaires les plus vifs & les plus respectueux, Monsieur, Vôtre très-humble &
très-obeïssant serviteur

Barbeyrac


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin, Professeur en
Theologie & en Hist: Ecclésiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 21 février 1733, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 280-281. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: http://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1018/, version du 10.02.2024.
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