Transcription

Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 02 octobre 1731

A Groningue ce 2 Octobre 1731.

Je reçûs, Monsieur, en son tems, vôtre Lettre du 12 Juin. L’Histoire de Genéve m’étoit, non seulement
parvenuë alors, mais encore, j’en avois déja fait l’Extrait, & j’étois sur le point de l’envoier
à Amsterdam, pour être inséré dans les mois de Juillet, Août, Sept. qui doivent paroître à l’heure
qu’il est, & que j’attens au premier jour. Je fus ravi de voir, par ce que vous me disiez, que
j’avois prévenu vôtre désir, & que je m’étois justement attaché à indiquer ce qui peut faire servir
principalement à faire voir clairement l’indépendance où vôtre Ville a toujours été de la domination
des Comtes ou Ducs de Savoie. Je souhaitte que l’Extrait soit de vôtre goût, & de celui de vos
Magistrats. Je vous laisse le maître d’en nommer l’Auteur à qui vous jugerez à propos. Il n’y a
personne, qui souhaitte plus de bien, que moi, à vôtre Etat; & je vais vous en donner une marque
en vous parlant d’une chose, qui m’oblige de vous écrire incessamment.

Je reçûs hier par la poste une gros paquet,de Paris, avec une Lettre & des Mémoires touchant une
affaire, pour laquelle on me demande mon avis, & on veut avoir aussi celui de nôtre Faculté de Droit.
La question regarde le fond même de la constitution de vôtre Gouvernement, & l’affaire est de nature,
que vous en devez être bien instruit. Car celui qui me consulte, est un Mr Micheli Du Crest, Ca=
pitaine Commandant d’un Bataillon du Régiment Suisse de Besenval; & il s’agit de savoir, s’il est en
droit d’appeller au Conseil Général de Genéve, de la Sentence renduë contre lui par le Conseil
des Deux Cens. Je n’ai pû encore que parcourir à la hâte ces papiers, où la question est proposée,
& tout ce qui y a du rapport exprimé sauf des noms supposez: par exemple, Genéve y est appellée
Clesolaigle; les syndics, Bourguemaîtres, &c. Mr Micheli se nomme lui-même le Sr de Moccidenti;
& ainsi du reste. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il y régne un air de Citoien zélé pour les
droits de la Bourgeioisie; & que, s’il a raison, il est bien malheureux, puis que, de la maniére qu’
il se représente, il est abandonné de ses Parens, & de sa Mére même: quoi que d’ailleurs, dit-il, il ne
manque pas d’Amis dans sa patrie. Je vous prie de me dire, si vous le jugez à propos, ce que vous
en pensez. J’attendroi vôtre réponse, avant que de répondre moi-même à ce Monsieur; & je ne
communiquerai point avant cela les papiers à mes Collégues de Faculté. Le Complaignant se
propose de consulter ensuite d’autres Universitez. Au reste, je vous prie qu’on ne sâche rien de ce que
je vous apprens; car, si je ne puis rendre service à celui qui me le demande, je ne voudrois pas au
moins que la confiance qu’il a en moi lui fût nuisible.

Vous aurez apparemment reçû présentement les derniers Volumes du Commentaire de Mr Le
Clerc. C’est de moi que viennent les deux Extrais de la Bibliothéque Raisonnée, dont le dernier doit
être dans la même Partie, que celui de l’Hist. de Genéve, & auquel j’ai joint un prémier
Extrait de la nouvelle Editions de Thucydide. L’autre Extrait du dernier Livre viendra dans les
mois d’Octobre &c. J’y ai mis un espéce de Vie de Thucydide. Je donneroi aussi là l’Extrait d’une
brochure en Anglois, sur la liaison qu’il y a entre les Miracles de J. Ch. & sa Doctrine, par
un Anonyme, dont on m’a permis d’indiquer le nom: & de plus un commencement d’Extrait d’une
Réponse à Tindal, par Mr Foster. C’est un Ministre Anabaptiste Anglois, mais fort raisonnable, & que
les Presbyteriens Anglois, à ce qu’on m’a dit, ont fait quelquefois prêcher dans leurs Eglises.

Vous avez sans doute entendu parler des troubles & des divisions qu’il y a eû dans ces
Provinces, à l’occasion de feu Mr Saurin. Lors qu’il mourut, il étoit cité par devant la Cour de
Hollande, sur ce qu’un nommé Bruys, que vous devez connoître (car il a été à Genéve) avoit
déclaré, que c’étoit à l’instigation de Mr Saurin, ou de ses Amis, qu’il avoit été poussé à écrire
contre les autres Pasteurs de La Haïe, dans un méchant Journal, qu’il donnoit pour une Critique
désintéressée
des autres. C’est pourtant ce que Mr Saurin a nié dans son lit de mort. Ses Amis
poussérent l’affaire, pour demander réparation de l’injure; & la Cour de Hollande en aiant pris
connoissance, obligea Mr de la Chappelle à déclarer s’il étoit l’Auteur des Extraits de la
Bible Raisonnée
. Il l’avoua. Là-dessus, le Synode d’Utrecht, tenu au mois de Mai, & dans
<1v> lequel le Parti de Mr Saurin étoit le plus fort, voulut mettre Mr de la Chappelle sur la sellette;
mais on para cela, en opposant que c’étoit au Consistoire de la Haie à connoître de l’affaire en
prémiére instance. Depuis cela, la Cour de Hollande rendit son Jugement, par lequel elle déclara
Mr de la Chappelle absous, en le censurant néanmoins de ce qu’il avoit écrit contre son Collégue
avec trop de vivacité; & on lui permit de faire imprimer cet Article du Jugement. Les autres
furent, que Bruys étoit condamné à être banni des 4 Provinces, dont la Cour peut bannir;
son Libraire mis à l’amande, & condamné à lacerer les Articles, dont il s’agissoit; un Mr
Falaiseau, grand Ami de Mr Saurin, qui, outre la part qu’il avoit à la publication de ces Articles
Satyriques, avoit dit de grosses injures aux Pasteurs de La Haie, en présence même des Commissaires
de la Cour, fut condamné à une Amende de 300 florins, & aux frais du procès, qui en mon=
toient 1500. On ordonna aussi, que quelques Articles des Lettres Sérieuses & badines seroient lacerez; &
il fut défendu d’écrire d’avantage, pour ou contre le Synode, ni sur la matiére du Mensonge Officieux.
Bruys est rentré depuis dans l’Eglise Romaine, & s’en est retourné chez lui en Bourgogne. Comme
on étoit sur le point de partir pour le Synode du mois de Septembre, tenu à Heusden, les
Deputez de l’Etat envoiérent ordonner aux Députez de la Haie pour le Synode, de dire de leur
part, que l’affaire aiant été pleinement décidée par la Cour de Hollande, le Synode n’eût plus
à s’en mêler. Il a fallu obéïr, au grand regret de la plûpart des Membres, qui étoient venus
fort mal disposez contre Mr de La Chapelle. Cela imposera silence, mais les partis & les
animositez ne finiront pas si tôt. Si Mr de la Chapelle étoit tel que je l’ai cru
autrefois, il se repentiroit bien d’avoir allumé ce feu par des Extraits, où l’on voit assez,
quelque beau prétexte de zèle qu’il prenne, que son ressentiment contre un Collégue, dont
peut-être avoit-il sujet de se plaindre, lui a bien fait illusion. J’oubliois de dire, que les
Héritiers & Exécuteurs Testamentaires de Mr Saurin aiant demandé à la Cour une déclaration,
qui déchargeât Mr Saurin du soupçon qu’il eût en quelque part, ou directement, ou indirecte=
ment, aux Ecrits Satyriques contre ses Collégues; la Cour a répondu, qu’elle ne pouvoit donner de
telle déclaration. Cependant les Juges avoient été fortement sollicitez par les Amis de Mr Saurin,
hommes & dames de la prémiére qualité, sur tout par Mr de Wassenaer d’Opdam. Cela a
plus nui, que servi; & ils sont au desespoir de voir le train que les choses ont pris. Tout est
divisé, & parmi les Ecclésiastiques, & parmi le Peuple. Tout est ou Saurinien, ou Anti-Saurinien.
Les Ministres Flamands, qui n’aimoient pas Mr Saurin, ont beaucoup aidé ses Ennemis.

Il paroît à Leide un nouveau Journal, intitulé, Bibliothéque Belgique, où l’on ne parle que
des Livres imprimez dans ces Provinces, sur tout de ceux qui sont en Langue Hollandoise. Il paroît
tous les mois, & on a publié Juillet & Août. C’est peu de chose, & les Auteurs écrivent mal. On croit
que le Principal est un Coulet, qui enseigne les Langues à Leide. Il doit être aidé par quelque
Minsitre Coccéïen, car il y règne assez un goût de Coccéïanisme. Il ne me vient pas
dans l’esprit d’autre nouvelle litteraire considérable; & d’ailleurs je suis obligé de finir, pour ne
pas manquer cette poste, & pour avoir plûtôt réponse de vous, comme je vous prie de me la
faire au plûtôt, si vous le pouvez. J’assûre de mes respects Madame Turretin. Je
saluë Mr vôtre Fils, & Mr Vernet; je vous félicite de ce que vous avez chez vous une
personne, dont le commerce vous doit être si agréable. Je suis avec mes sentimens ordinaires,
Monsieur, Vôtre très-humble &
très-obéïssant serviteur

Barbeyrac

P.S. Il faut pourtant que je vous dise un mot pour
Mr Fatio, n’aiant ni le tems de lui écrire, ni de lui rien dire de
nouveau. Dès que j’eus reçu sa Lettre, je dressai un Mémoire, que je
présentai à un des Commissaires, pour le remettre au Committé. Il me dit, que
l'on me feroit appeller, si l’on avoit quelque éclaircissement à me demander. Quelque tems après on
me marqua une heure: mais quand cette heure fut venuë & passée, on m’envoia dire qu’il n’étoit
pas nécessaire que je vinsse; d’où j’ai conclu qu’on n’avoit eu aucune difficulté à m’objecter. Depuis,
les Etats ne se sont assemblez que pour l’accession au Traité de Vienne, & autres affaires semblables, qui ne
laissent pas le tems de penser à celles de la nature de la nôtre. Aiez la bonté, Monsieur, de dire
cela, à Mr Fatio, quand vous le verrez, & de l’assûrer que je ne négligerai point ses intérêts. J’en
écrivis un mot à Mr d’Aduard, il y a quelques semaines.


Enveloppe

A Monsieur

Monsieur Turretin Professeur en
Theologie & en Hist: Ecclésiastique

Genéve


Etendue
intégrale
Citer comme
Barbeyrac, Jean, Lettre à Jean Alphonse Turrettini, Groningue, 02 octobre 1731, cote BGE Ms. fr. 484, ff. 271-272. Selon la transcription établie par Lumières.Lausanne (Université de Lausanne), url: https://lumieres.unil.ch/fiches/trans/1013/, version du 10.02.2024.
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